Rome
au siècle d'Auguste, ou
Voyage d'un Gaulois
à Rome à l'époque du règne
d'Auguste et pendant une partie du règne de Tibère.
par Charles Dézobry
LETTRE XII
LES BAINS PRIVÉS ET LES
BAINS PUBLICS.
Il
est un genre de luxe que je vois croître et se
développer tous les jours, c'est celui des bains.
Le bain est non seulement une jouissance, mais un besoin
dans ce pays où il fait si chaud que le corps
se trouve dans une transpiration pour ainsi dire continuelle.
Aussi, riches et pauvres, grands et petits, tous se
baignent, et se baignent chaque jour. Il y a environ
dix ans, Agrippa,
gendre et ministre de l'Empereur, faisant exécuter
une foule de travaux et de monuments pour l'agrément
et l'utilité du peuple, établit entre
autres cent soixante-dix Bains publics, où pendant
une année le peuple fut admis gratuitement. Maintenant,
excepté les enfants, qui jouissent encore de
leurs entrées franches, tout le monde paye à
la porte la rétribution d'un quadrans, petite
monnaie d'airain. Pour cette minime somme, on peut prendre
bain froid, bain tiède, bain chaud, et bain de
vapeur. C'est ce que font la plupart des baigneurs,
car, d'après les habitudes générales,
se plonger dans l'eau froide ou dans l'eau chaude, ce
n'est pas se baigner. Autrefois les bains n'étaient
que de simples piscines où l'on venait nager,
s’exercer, se laver surtout, comme le prouve leur ancien
nom de lavatrina. Vers la
fin du dernier siècle, du temps de Pompée,
il y avait fort peu d'établissements de ce genre,
particuliers ou publics, bâtis avec soin et pourvus
des recherches qu'on y trouve communément aujourd'hui.
La description suivante te donnera une idée des
Bains actuels ; bien que ce soit celle des Bains de
Mamurra
; auxquels je voulais consacrer une lettre spéciale,
cependant elle convient, sauf quelques détails
d'ornementation, à tous les Bains en général
: les mêmes besoins ont commandé partout
les mêmes dispositions. Les Bains de mon hôte
sont auprès de la Basilique, de l'Exèdre,
et du Sphaeristère ; ils
ne s'en trouvent séparés que par une petite
cour pavée en mosaïque, entourée
d'un péristyle
en colonnes octogones, et à l'entrée de
laquelle est un Baptistère,
grand bassin où l'on prend quelquefois le bain
froid en commun. Un toit léger, supporté
par deux colonnes en avant-corps, couvre le Baptistère.
Des peintures représentant des arbres chargés
de fruits, des rivières où toutes sortes
de poissons semblent nager dans la profondeur des eaux,
ornent les parois des portiques. La première
pièce où l'on entre en quittant la cour
est une salle nommée Apodytère,
nom formé d'un mot grec qui signifie dépouiller,
parce que c'est là que l'on dépouille
ses vêtements, et que l'on chausse des mules légères,
composées d'une semelle plate couverte seulement
sur l'avant-pied. De l'Apodytère on passe
dans le Frigidaire,
autre salle où l'on trouve encore un Baptistère
pour le bain froid, quand on ne veut point le prendre
en plein air. L'une des extrémités du
Frigidaire se termine par un hémicycle au centre
duquel gît la cuve du bain, Labrum
ou Solium,
entourée d'un petit espace clos par un Pluteus
ou mur d'appui. Des pilastres, des niches, des statues
décorent le pourtour de l'hémicycle, dont
le soubassement, formé par un double rang de
gradins, s'appelle Schola,
l'école, parce que c'est là que ceux qui
assistent aux Bains sans y prendre part, ou qui attendent
qu'il y ait place dans la cuve, viennent s'asseoir pour
converser. Entre l'École et la cuve, il reste
un chemin, Alveus,
pour circuler autour des baigneurs. Le Frigidaire reçoit
son jour par en haut, de sorte que les corps n'y projettent
point d'ombre.
Le
bain
tiède, Tepidaire,
suit immédiatement le Frigidaire. A peu près
carré, et terminé aussi par une École,
il est muni de deux grands bassins si larges, que l'on
pourrait presque y nager. Comme on n'entre guère
dans le Tepidaire que pour s'y baigner, son École
sert essentiellement aux baigneurs, soit pour s'essuyer
lorsqu'ils se contentent du bain tiède, soit
pour se reposer en sortant de la pièce suivante
où l'on prend le bain de vapeur, et que pour
cette raison l'on nomme Sudatoire,
ou Caldaire.
Le Sudatoire est circulaire, entouré de trois
gradins, et garni tout à l'entour de niches étroites,
contenant chacune un siège. Un réservoir
d'eau bouillante occupe le milieu de la salle. Il fournit
des tourbillons d'une vapeur qui se répand partout,
monte en nuages épais vers la voûte, de
forme hémisphérique, recouverte d'un enduit
épais de stuc fin et s'y engouffre avec violence.
Elle s'échappe au sommet par une ouverture étroite,
fermée avec un bouclier rond, en airain, qui
se manoeuvre d'en bas, à l'aide d'une chaîne
; on l'ouvre comme une soupape quand la chaleur devient
trop suffocante. Je n'oublierai de ma vie la première
fois que je suis entré dans un Sudatoire : saisi
par les flots de la vapeur, haletant, palpitant, poussant
de gros sanglots, je crus que j'allais étouffer.
L'air mêlé de feu et d'humidité
que l'on respire en ce lieu ne laisse pas un seul endroit
du corps en repos ; il le secoue, il le remue jusque
dans ses moindres parties ; on se croirait presque dans
le foyer d'un incendie ; la température de ce
bain
est si brûlante, que l'on pourrait condamner à
être baigné vif un misérable convaincu
de quelque crime. Le Sudatoire et sa cuve sont chauffés
par un fourneau extérieur nommé Laconinum,
ou Hypocaustum.
Ses flammes circulent sous le pavé, qui est porté
sur une multitude de petits piliers, et, au moyen de
canaux conducteurs, jusque dans l'épaisseur des
murs. Un Eleothése ou Unctoire,
lieu dans lequel se déposent les parfums, complète,
avec quelques autres petits cabinets, et avec le Sphaeristère,
dont j'ai parlé dans ma lettre précédente,
l'ensemble des Bains de Mamurra. Il
faudrait être bien difficile pour ne pas trouver
ces Bains, si élégants et si riches, dignes
de la somptueuse demeure de mon hôte ; cependant
ils sont surpassés de beaucoup par ceux de Mécène,
et surtout d'Agrippa
: le premier possède un Bain avec des bassins
d'eau chaude si vastes qu'on peut y nager ; et le second,
qui en fait de constructions et de travaux d'art n'a
que de grandes idées, s'est construit les Bains
les plus spacieux, les plus beaux, les plus somptueux
qu'on ait jamais vus à Rome. Agrippa loge au
Palatin ; mais il n'y avait pas sur cette montagne un
espace suffisant pour lui ; il s'est donc transporté
au milieu du Champ de Mars, qu'il avait déjà
embelli par le Panthéon, et là, derrière
et joignant ce temple, il a construit son édifice,
qui occupe une superficie de terrain presque égale
à la moitié de celle de la montagne Palatine
; il est élevé sur un carré de
six cent cinquante pieds en tous sens où les
Bains proprement dits sont un édifice de sept
cent dix pieds de face, sur trois cent quarante de côté.
Construit à l'imitation des Palestres
grecques, on y trouve, outre les salles destinées
aux diverses lotions, des galeries pour les exercices
de la paume, de la lutte, et des autres jeux gymniques.
La plupart sont autour de deux grandes cours quadrangulaires,
de cent soixante-seize pieds sur cent vingt-sept, et
entourées de portiques
pour la promenade. Les murs des salles sont revêtus
de stuc ou peints à l'encaustiques, et le Sudatoire,
ajouté aux bains
dix ans après leur construction, est orné
de tableaux encadrés de marbre. L'agrément
de cet édifice vraiment royal se trouve encore
augmenté par un jardin qu'Agrippa
a créé tout exprès. Il y avait
là un marais, le fameux Marais de la Chèvre,
près duquel Romulus disparut pour devenir immortel
; Agrippa convertit le marais en étang alimenté
par des eaux vives, planta autour des jardins délicieux,
et s'y bâtit une habitation de plaisance où
il peut se reposer après le bain, souper, et
passer la nuit au milieu des frais ombrages, jusqu'à
ce que le retour du jour le rappelle à Rome,
et ramène pour lui le tracas et les soucis des
affaires. Ceux qui ne sont pas assez riches pour avoir
des Bains à eux (et le nombre en est grand) vont
aux Bains publics. Personne ne dédaigne ces établissements
; à côté du pauvre plébéien,
on y voit d'illustres citoyens et des riches de second
ordre : seulement ces derniers s'y rendent accompagnés
de leurs clients. L'heure générale est
depuis midi jusqu'au soir. Aller aux Bains est plus
qu'un besoin, c'est une mode; des milliers de personnes
y vont par désoeuvrement, par curiosité,
pour y rencontrer leurs connaissances ou leurs amis.
Là, certains riches quêtent des convives
pour souper, et une foule de pauvres hères, un
souper pour leur ventre affamés. Les femmes
fréquentent les Bains dans un but moins innocent
: elles en font des lieux d'intrigues ; aussi aiment-elles
ces établissements avec passion. C'est pour elles
comme un terrain de liberté, où la tromperie
est d'autant plus facile qu'elle se passe dans la foule,
et se cache sous les apparences d'une démarche
commandée au moins par l'usage, sinon par la
santé. Un citoyen qui n'appartient pas à
la plèbe se fait suivre au bain par un ou plusieurs
esclaves qui portent son linge dans une petite corbeille,
gardent ses habits, le retirent de l'eau, le soutiennent
quand il marche, l'aident à s'avancer dans la
foule en un mot lui rendent tous les services dont il
peut avoir besoin. Celui qui n'a point d'esclaves trouve
là des gens pour lui en tenir lieu ; ces serviteurs
bénévoles n'appartiennent point à
l'établissement dont tout le personnel se compose
d'un baigneur, gardien du bain,
d'un chauffeur ou fournier, et de quelques
autres esclaves condamnés, comme criminels, aux
travaux publics ; mais ils n'en sont que plus empressés
: stimulés par leur intérêt privé,
ils circulent dans toutes les salles, et se montrent
toujours prêts à courir au moindre signe
des baigneurs. On les rencontre d'abord dans l'Apodytère.
Il y a là, tout autour des murs, de petites niches
carrées de deux pieds sur deux pieds et demi
environ, où les baigneurs qui se fient à
la foi publique placent leurs habits. Les niches sont
à six ou sept pieds du pavé, de sorte
qu'on n'y peut guère atteindre qu'avec une escabelle.
Ce léger obstacle n'arrêtant point certains
indévots, des individus se sont ingéniés
de se faire les auxiliaires de la foi publique, en offrant
aux baigneurs de garder leurs habits moyennant une petite
rétribution de deux as où deux as et demi.
Ils les mettent dans une cassette Capsa,
ce qui les a fait appeler Capsaires.
Il est toujours prudent d'accepter leurs services quand
on n'a pas de serviteur à soi. A l'intérieur,
vous rencontrerez les aliptes
ou oigneurs
faisant les fonctions de parfumeurs et de frictionneurs.
Ils sont faciles à reconnaître, parce qu'ils
portent le petit bagage de leur métier : de la
main droite une éponge, de la gauche, et enfilés
dans un gros anneau, une ampoule à anses, de
terre ou de corne, pleine de parfums, et quelques Strigiles
pour les frictions.
Les strigiles sont des espèces de grattoirs d'airain
, ou de fer, longs de neuf à quinze onces, les
uns courbés comme une petite faux ; les autres
droits, et tous creusés en cuiller dans la partie
opposée à la poignée, de manière
à s'appliquer aisément sur les rotondités
des bras, des épaules, des cuisses ou des jambes.
Après eux viennent les Alipiles,
épileurs et les masseur
: le bain
étant toujours accompagné de frictions
nombreuses et multipliées ; que les Romains recherchent
avec délices. Au sortir de la Cuve ou du
Sudatoire, le baigneur s'étend sur une
espèce de lit de repos, et un jeune masseur
(ce sont des enfants ou des ennuques qui remplissent
ces fonctions, surtout pour les citoyens qui ont des
esclaves), un masseur, dis-je, commence par lui
presser tout le corps pour lui masser, lui pétrir,
pour ainsi dire, la chair, pour lui assouplir les
articulations. Ensuite il passe aux frictions
: la main armée du Strigile, il frotte
vivement, ou plutôt racle la peau, pour enlever
la partie de l'épiderme qui se renouvelle, et
forme, en se mêlant à la poussière,
une impureté nuisible à la transpiration.
Ces frictions durent assez longtemps, et pour
qu'elles ne deviennent pas douloureuses, il faut que
le frictionneur
soit doué d'une certaine habileté. Cette
opération est suivie de la dépilation
des aisselles, que l'Alipile ou le Parfumeur pratique
soit au moyen de petites pinces soit à l'aide
d'un onguent composé de graine de saule
noir amerain,
avec égal poids de litharge
L'onction suit les frictions
: le patient est légèrement oint
d'abord avec un liniment
de saindoux et d'ellébore
blanc, qui a la vertu de faire disparaître les
démangeaisons et les échauboulures
puis avec des huiles et des essences parfumées
Ensuite on l'essuie avec des étoffes de lin,
ou d'une laine fine et douce, et tout est fini. Alors
il s'enveloppe dans une gausape
d'écarlate, espèce de grande toge velue
en dedans ; ses esclaves viennent l'enlever, le mettent
dans une litière fermée, et le rapportent
chez lui : voilà pour les riches, ou les demi-riches.
Les pauvres se contentent d'une simple friction
avec la main, ou bien d'une autre, plus économique
encore, qu'ils s'administrent eux-mêmes, en s'aidant
des murailles contre lesquelles ils se frottent
les parties du corps que leurs mains ne sauraient atteindre
facilement ; cela suffit à ces petits plébéiens,
qui ne sont pas, en général, d'une propreté
fort recherchée, et dont la plupart ont pour
habitude de se moucher sur le bras. On se prépare
aux frictions
par des jeux et des amusements violents, qui provoquent
une sueur abondante : les uns s'exercent à la
lutte, ou balancent leurs bras chargés de masses
de plomb ; les autres jouent à la paume ; d'autres,
les mains liées, montrent leur adresse à
ramasser des anneaux, ou bien, mettant un genou en terre,
se renversent en arrière, jusqu'à ce qu'ils
touchent avec leur tête l'extrémité
de leurs pieds. Les sexes sont séparés
dans les bains
publics, mais tout le monde est entièrement nu.
Ici, où le vêtement forme comme une partie
de la condition, cette nudité établit
une sorte d'égalité dont personne ne se
fait faute ; aussi rien de plus bruyant qu'un Bain
: figure-toi toute espèce de cris, de clameurs
ou de bruits qui peuvent importuner, fatiguer, déchirer
les oreilles. Là, ce sont les gémissements
naturels ou imités de ceux qui se livrent aux
exercices violents ; leurs sifflements et leurs soupirs
profonds quand ils laissent échapper leur haleine
longtemps retenue ; les exclamations des joueurs de
paume comptant leurs balles ; plus loin, des baigneurs
qui s'amusent à courir autour de la cuve, en
se tenant par les mains, et se les chatouillant
de manière à provoquer les éclats
de rire les plus perçants ; d'autres qui lisent
à haute voix, ou déclament des vers ;
d'autres, chanteurs impitoyables, ne trouvant leur voix
belle que dans le bain,
qui se mettent à chanter jusqu'à faire
trembler les voûtes de l'édifice. Des Alipiles,
pour se faire mieux remarquer, venant aussi se joindre
à ce discordant concert, crient d'une voix grêle
et glapissante, et ne se taisent pas qu'ils n'aient
trouvé des aisselles à épiler,
des patients à faire crier à leur place.
Ajoute à ce vacarme, qui serait insupportable,
n'eût-il que l'inconvénient d'être
renfermé, le bruit des frictions plébéiennes,
que l'on entend résonner, suivant que la main
du frictionneur
frappe du creux ou du plat ; les baigneurs
qui se jettent dans l'eau avec fracas ; les filous,
pris à voler les habits les ivrognes, les marchands
de comestibles et de boissons, car beaucoup de personnes
boivent et prennent quelques aliments légers
en sortant de l'eau ; les marchands de gâteaux,
les vendeurs de boudin, les confiseurs, qui tous ont
leur modulation particulière pour crier leur
marchandise ; figure-toi tout cela, dis-je, et tu auras
une faible idée de l'intérieur d'un Bain
public. La seule loi de décence qu'on y observe,
c'est que jamais un père et un fils ne se baignent
l'un devant l'autre ni même un beau-père
devant son gendre.
ACHÈVEMENT.
Depuis quelques années, se baigner n'est plus
seulement un besoin, mais une passion. Les luxurieux
prennent le bain plusieurs fois par jour. Les Bains
publics, ou plutôt les Thermes, nom que l'on commence
à leur donner, sont devenus d'immenses monuments,
où l'on a réuni tous les genres de jouissances,
en y plaçant jusqu'à des bibliothèques.
Un luxe effréné gagne aussi les Bains
privés, qui conservent toujours le nom de Balnea ou
Balinea.
Avec la propension des Romains à tout porter
à l'extrême, je ne sais où cela
s'arrêtera. La lettre suivante de quelqu'un qui
vient acquérir une maison auprès de Literne,
en Campanie, petite ville où Scipion,
le premier Africain, finit ses jours dans l'exil, te
fera connaître l'état des Bains, tant privés
que publics, longtemps après le principat d'Auguste.
« C'est de la villa même de Scipion l'Africain
que je vous écris cette lettre, après
avoir rendu hommage aux mânes de ce grand homme,
sur un autel que je soupçonne être son
tombeau. L'âme de ce héros était
descendue du ciel, et elle y est remontée, je
n'en doute point ; non parce qu'il a commandé
de grandes armées, avantage dont a joui comme
lui ce furieux Cambyse dont la frénésie
eut de si heureux succès, mais à cause
de sa rare modération et de sa piété,
bien plus admirable quand il quitta sa patrie que quand
il la défendit. Il fallait que Rome perdît
Scipion ou sa liberté. « Je ne veux, dit-il,
déroger à nos lois ni à nos institutions
; la justice doit être égale pour tous
les citoyens. Jouis sans moi, ô ma patrie, d'un
bien que tu me dois : j'ai été l'instrument
de ta liberté, j'en deviendrai la preuve. Je
pars, si je suis plus grand que ton intérêt
ne le demande. » - Il se retira à Literne,
rendant son exil volontaire aussi honteux pour Rome
que glorieux pour lui-même. « J'ai vu
sa villa, bâtie en pierre de taille, environnée
d'un mur - qu'entoure une forêt, et flanquée
de tours lui servant de fortifications. Au bas de la
maison et des jardins se trouve une citerne qui suffirait
pour l'usage d'une armée entière. Le Bain,
fort petit, est obscur, selon la coutume de nos ancêtres
: ils ne trouvaient un Bain chaud que quand on n'y voyait
pas clair. Ce fut un grand plaisir pour moi de comparer
les moeurs de Scipion
avec les nôtres. Dans ce réduit, ce héros,
la terreur de Carthage, à qui Rome doit de n'avoir
été prise qu'une seule fois, baignait
son corps fatigué des travaux de l'agriculture
; car il s'exerçait à ce genre de travail,
et, selon la coutume des vieux Romains, cultivait son
champ lui-même. Voilà donc la chétive
demeure qu'il habitait ! le vil pavé que foulaient
ses pas vénérables ! Qui voudrait aujourd'hui
se baigner à si peu de frais ? On se regarde
comme pauvre et misérable, si les pierres les
plus précieuses, arrondies sous le ciseau, ne
resplendissent de tous côtés sur les murs
; si les marbres d'Alexandrie ne portent des incrustations
de marbre de Numidie ; si à l'entour ne règne
pas une bordure de pierres dont les couleurs variées
imitent à grands frais la peinture ; si les plafonds
ne sont lambrissés de verre ; si la pierre de
Thast, magnificence que montraient à peine autrefois
quelques temples, ne garnit les piscines où nous
étendons nos corps épuisés par
une excessive transpiration ; si l'eau ne coule de robinets
d'argent. Et je ne parle encore là que de Bains
destinés à la plèbe : que sera-ce
si je viens à décrire ceux des affranchis
? Combien de statues, combien de colonnes qui ne soutiennent
rien, mais prodiguées par le luxe pour un vain
ornement ! Quelles masses d'eau tombant en cascades
avec fracas ! Nous sommes parvenus à un tel point
de délicatesse, que nos pieds ne veulent plus
fouler que des pierres précieuses. Dans le Bain
de Scipion, on trouve des rayères plutôt
que des fenêtres, pratiquées dans un mur
de pierre pour introduire la lumière sans nuire
à sa solidité. Maintenant, on appelle
les Bains
des cachots, s'ils ne sont pas disposés de manière
à recevoir le soleil pendant toute la journée,
par d'immenses fenêtres ; si l'on ne s'y hâle
en même temps qu'on se baigne ; si de la cuve
on n'aperçoit les campagnes et la mer ; si la
cuve n'est en argent. Aussi les Bains, qui lors de leur
dédicace avaient attiré la foule et excité
l'admiration, sont méprisés comme des
antiquailles depuis que le luxe est venu à bout
de s'écraser lui-même sous les nouveaux
ornements qu'il a fait inventer. « Une des
plus bizarres recherches des baigneurs
voluptueux sont les bains suspendus. On les prend dans
des baignoires en métal, munies de quatre gros
anneaux où s'attachent, des chaînes tombant
de la voûte du bain. Dès que le baigneur
est dans l'eau, on l'enlève avec sa baignoire,
souvent très grande, et pendue comme un lustre
; un appareil de machines mués par des esclaves
le balance plus ou moins vite, plus ou moins haut, plus
ou moins fort, suivant son commandement, tant que dure
son bains. Cette invention date du milieu du
siècle dernier. Les Romains la trouvèrent
si belle, qu'ils citent le nom de l'inventeur : c'est
un certain Sergius Orata, qui s'ingénia
de disposer des bains suspendus dans des villas, qu'il
revendait ensuite avec avantage, tant son invention
obtint de succès ! « On ne comptait
autrefois qu'un petit nombre de Bains, et ils
étaient sans aucune décoration. A quoi
bon décorer des lieux où tout le monde
pouvait entrer pour un quadrant, des lieux destinés
non pas à l'agrément, mais au besoin ?
On n'y voyait point, comme aujourd'hui, l'eau couler
avec abondance et se renouveler perpétuellement,
comme le jet d'une source chaude ; on ne regardait pas
comme un point essentiel la transparence de l'eau dans
laquelle on déposait sa malpropreté. Mais,
bons dieux, quel plaisir d'entrer dans ces Bains obscurs
et dont les murs était grossièrement enduits,
quand on savait qu'un édile
comme Caton, comme Fabius Maximus, ou l'un des Cornélius
en avait lui-même réglé la température
! Ces nobles édiles s'acquittaient de ce devoir;
ils visitaient ces lieux fréquentés par
le peuple, veillaient à leur propreté,
et à ce qu'on y entretînt une chaleur utile
et salubre, différente de celle que l'on a depuis
peu imaginée, qui ressemble à un incendie.
Combien ne trouve-t-on pas Scipion
grossier de n'avoir point ouvert son caldarium
à tous les rayons de la lumière, de ne
s'être pas cuit au grand jour, de ne s'être
pas proposé de digérer dans le bain.
Oh ! l'infortuné! qu'il savait peu vivre ! L'eau
dans laquelle il se baignait, loin d'être reposée,
était souvent trouble, et même presque
bourbeuse pendant les grandes pluies. Mais il ne s'en
embarrassait guère : il venait y laver sa sueur
et non ses parfums. « Je n'envie pas le sort de
Scipion, dirait-on aujourd'hui; c'est être vraiment
en exil que de se baigner de cette manière. »
Mais je vous dirai plus encore : il ne se baignait pas
quotidienne-ment, car, au rapport des écrivains
qui nous ont transmis les anciens usages de la ville,
on ne se lavait tous les jours que les bras et les jambes,
auxquels les travaux avaient pu faire contracter quelque
souillure ; l'ablution du corps entier n'avait lieu
que tous les neuf jours, à l'époque des
marchés, ainsi que cela se pratique encore pour
les esclaves de nos villas. «On était
donc bien sale ! » me répondra-t-on. -
Depuis l'invention des bains de propreté, on
est devenu plus dégoûtant. Que dit le poète
Horace pour peindre un homme décrié et,
noté par l'excès de son luxe ? «
Qu'il sent les parfums. » Du temps de Scipion,
les Romains sentaient la guerre, le travail, le héros
: lequel préférez-vous? » |