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Publication:
Anthropologie et Societés
Publication Date: 01-SEP-06
Author: Corrion,
Nadège ; Marcoux, Jean-Sébastien
Le sensorium à la carte
Cet article propose une brève incursion dans l'économie
expérientielle. Il explore la marchandisation du toucher
au sein du capitalisme sensoriel avancé par le biais du massage.
L'article examine en quoi le champ culturel des expériences
sensorielles et sensuelles qui se développent sur le marché
du massage contribue à l'élargissement du sensorium.
En cela, il nous précipite au coeur d'une réflexion
sur la culture sensible, si ce n'est sur l'objectification du toucher.
Le sensorium à la
carte
Cet article propose une brève incursion dans l'économie
expérientielle. Il explore la marchandisation du toucher
au sein du capitalisme sensoriel avancé par le biais du massage.
L'article examine en quoi le champ culturel des expériences
sensorielles et sensuelles qui se développent sur le marché
du massage contribue à l'élargissement du sensorium.
En cela, il nous précipite au coeur d'une réflexion
sur la culture sensible, si ce n'est sur l'objectification du toucher.
Mots clés : Corrion, Marcoux, massage, toucher, objectification,
sensorium, capitalisme sensoriel
Introduction
Michelle commence toujours par me demander comment ça va
dans mon corps. Comme ça, elle peut savoir oø elle
doit se concentrer. D'habitude, c'est mon dos ... Quand elle me
masse, elle me fait de l'aromathérapie. Il y a toujours un
contact entre elle et moi et elle a une bonne énergie. (Amélie,
cliente)
L'analyse ethnographique du massage permet d'examiner sous un nouvel
angle le capitalisme sensoriel, tel que l'explore David Howes dans
son article > (2005). Pour Howes, l'économie expérientielle
qui se développe au cours du vingtième siècle
au sein des sociétés capitalistes résulte des
efforts des spécialistes du marketing qui déploient
des moyens techniques et scientifiques complexes. Selon les ténors
du marketing que sont Philip Kotler (1973), Elizabeth Hirschman
et Mords Holbrook (1982) ou encore Joseph Pine II et James Gilmore
(1998), les sens deviennent ainsi des outils qu'il est possible
d'utiliser pour stimuler des ventes. Howes démontre toutefois
que, contrairement à ce que postulent ces chantres du capitalisme
avancé, les consommateurs font plus que simplement réagir
aux stimulations sensorielles d'une économie saturée
: ils investissent de significations l'univers sensoriel qui prend
forme autour de la marchandise, si ce n'est à travers celle-ci,
et utilisent cette sensorialité pour donner sens au monde
qui les entoure.
La critique de Howes (2005) s'appuie sur une discussion de l'analyse
marxiste des marchandises (Marx [1867] 1993) qui, dans son acception
classique, extirpe l'objet de son champ sensoriel et occulte ce
dernier. Howes démontre, pour sa part, la primauté
des sens dans une société fondée sur la consommation.
Il fait valoir le rôle fondamental des sens et des qualités
esthétiques (au sens premier du terme) des marchandises à
l'heure du capitalisme avancé. Si l'analyse de Howes ouvre
la voie à une plus grande reconnaissance du rôle des
consommateurs, elle ne tient toutefois compte que des pratiques
des grandes entreprises comme Coca Cola, Chanel et Kool-Aid ainsi
que de leurs marques. Or, d'un point de vue ethnographique, il convient
d'élargir ce cadre d'analyse pour tenter de mieux rendre
compte des diverses pratiques d'entrepreneurs qui ne reproduisent
pas uniquement une logique imposée par ces multinationales
: des entrepreneurs qui tentent ni plus ni moins de tirer leur épingle
du jeu, comme le dirait Michel de Certeau.
Cet article repose sur une analyse ethnographique des cabinets de
massage, des salons et des spas dans le contexte montréalais.
Il se distingue donc des nombreux travaux en anthropologie et en
médecine qui portent sur le toucher soignant, par exemple
ceux de Classen (2005), de Field (2003), de Thomas (2005) ou de
Vinit (2007), en se concentrant sur le toucher marchandisé.
Il propose un regard neuf sur les masseurs, appelés massothérapeutes,
qui sont aussi des entrepreneurs dans l'économie expérientielle.
Ces derniers jouent souvent un rôle important--quoique négligé--au
sein du capitalisme sensoriel avancé. Le contexte de cette
recherche est celui d'une industrie en croissance. L'offre de massages
est diverse et elle est souvent évocatrice, ce qu'illustre
clairement le > du spa Givenchy, qui propose des massages à
la carte, des massages sportifs ou relaxants ou encore des Ylang
ylang à quatre mains. On peut désormais se faire masser
dans de > lieux : les spas, les centres d'achats, sur les sites
de certains festivals. En fait, ce développement du massage
est symptomatique de la redécouverte des plaisirs sensoriels
et sensuels caractéristique des sociétés modernes
du vingtième siècle (Jütte 2005). Un rapport
de la Fédération québécoise des massothérapeutes
(1) publié en 2002 mentionne d'ailleurs que la proportion
des Québécois s'étant fait masser au cours
de leur vie est passée de 1,9 % en 1992 à 17 % en
1994, de 30 % en 1998 à 37 % en 2002. On constate aussi que
la formation en massothérapie s'institutionnalise et que
l'offre de services se normalise. De ce fait, la respectabilité
du toucher demeure un enjeu de taille, ce dont témoignent
les efforts de la FQM pour informer le public et le dissuader d'associer
le massage à la sexualité et à l'érotisme,
voire à la prostitution ou à une forme de service
sexuel. Au cours de cette recherche, une enquête journalistique
parue dans la presse montréalaise (voir Meunier 2005 a et
b) suggérait d'ailleurs que la plupart des salons de massage
apparaissant dans les petites annonces des journaux offraient aussi
des services sexuels.
Cet article part de l'idée que le massage correspond à
une pratique gestuelle qui possède un riche vocabulaire et
qui s'alimente de métaphores culturelles, si ce n'est d'exotisme.
Il s'agit toutefois et surtout d'une pratique qui ne peut se réduire
à des mots. Autrement dit, le massage est pertinent, car... |
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