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David Howes et Jean-Sébastien Marcoux INTRODUCTION À LA CULTURE SENSIBLE Le terme sensible est un terme polysémique
prêtant à confusion ; il revêt au moins cinq
significations. François Laplantine, Le social et le sensible
: introduction à une anthropologie modale Ce numéro explore le concept novateur
de culture sensible qui émane du croisement des études
récentes sur la culture matérielle et de l’analyse
anthropologique et historique des sens. Ledit concept permet de
souligner l’importance d’accéder au cadre matériel
de la perception sensorielle du monde qui nous entoure. Il démontre
aussi la nécessité d’accéder aux sens qui prennent
forme à travers le monde des objets, si ce n’est à
la sensualité des objets eux-mêmes. Le virage matériel S’il est difficile de dater les origines du virage
matériel en sciences sociales, on en trouve néanmoins
le germe dans les travaux de Douglas (Douglas et Isherwood 1979),
de Bourdieu (1972, 1979) et de Kopytoff (1986) en anthropologie,
en sociologie et en archéologie. L’analyse contemporaine
de la culture matérielle se développe, quant à
elle, de manière particulièrement marquée et
accélérée au cours des années 1990,
en Angleterre, au University College London (UCL), autour de chercheurs
comme Daniel Miller, Michael Rowlands, Christopher Tilley, Barbara
Bender, Susanne Küchler, Christopher Pinney et Victor Buchli.
Les travaux effectués à l’UCL tentent de rendre compte
des manières dont les phénomènes sociaux s’extériorisent,
se concrétisent et acquièrent une place significative.
Ils s’appuient sur l’idée que, si le monde du social est
construit, s’il est investi de valeurs et s’il est hiérarchisé,
il en va de même de celui des objets. À cet égard,
les travaux de Miller (1987, 1995 a et b, 1998 a et b, 2005) tentent
de mettre à jour les cadres culturels, philosophiques et
normatifs qui structurent l’organisation des artefacts, des objets
techniques, singuliers ou inaliénables, mais aussi des objets
moins reconnus que sont les marchandises sérielles et anonymes.
Les travaux de Miller tentent également et surtout de comprendre
en quoi cet univers matériel participe à l’organisation
du social. Autrement dit, pour Miller (1998b), si les individus
fabriquent des objets, ils en sont aussi, eux-mêmes, les produits. Il faut dire que si, jusqu’à la fin du
dix-neuvième siècle, l’analyse de la culture matérielle
a joui d’une certaine popularité en anthropologie, cette
culture matérielle a largement été ignorée,
si ce n’est rejetée, au cours du vingtième siècle
(Buchli 2002). Le renouveau des études sur la culture matérielle
réintroduit les objets au cœur de l’analyse des phénomènes
sociaux et culturels en tentant de dépasser une vision statique
de ces derniers, une vision des objets considérés
comme des surfaces inertes, des miroirs des relations sociales ou
des fossiles qu’il s’agirait d’excaver pour accéder au social.
Les objets sont plutôt analysés sous l’angle ethnographique
(Tilley 2001) alors que la matérialité est abordée
comme un processus. Avec le lancement du Journal of Material Culture
en 1996 à l’UCL, la recherche en culture matérielle
se dote d’une tribune transdisciplinaire et acquiert une certaine
légitimité sans toutefois perdre – c’est du moins
le souci des éditeurs (Miller et Tilley 1996) – son caractère
indiscipliné. D’autres contributions méritent aussi
d’être soulignées, par exemple celle de Tim Dant (1999)
en sociologie, celle de Sophie Chevalier et Martine Segalen (1996),
ainsi que de Jean-Pierre Warnier (1999) en ethnologie ou encore
celle de Bruno Latour (1999) en sociologie des sciences. L’intérêt
pour la culture matérielle s’observe jusqu’en géographie,
dans les travaux d’Edward Soja (1989) notamment, de même qu’en
philosophie, dans ceux qu’a menés Judith Butler (1993) sur
le corps. La nécessité d’accéder aux
multiples dimensions sensorielles des objets, de l’architecture,
des paysages, s’affirme comme l’un des thèmes centraux de
l’étude contemporaine de la culture matérielle et
de la théorie de l’objectification. Ce virage sensoriel au
sein des études sur la culture matérielle s’observe,
notamment, dans les diverses recherches se référant
au sensible qui sont conduites par les auteurs du Material Culture
Reader dirigé par Buchli (2002). Dans « Contested Landscapes
», Barbara Bender écrit ainsi que : « […] les
paysages [landscapes] ne sont pas que des objets de contemplation,
ils sont aussi des contextes intimes de rencontres et d’interactions.
Ils ne sont pas uniquement vus, ils sont aussi vécus à
travers tous les sens » (2002 : 136). Dans « Trench
Art », Nicolas Saunders aborde quant à lui l’expérience
sensorielle intense de la guerre, ainsi que la capacité qu’ont
les objets matériels – comme les ogives d’obus et les douilles
de munitions transformées en objets d’art – d’agir comme
« médiateurs entre le monde cognitif et l’environnement
physique » (Saunders 2002 : 181). Dans « Visual Culture
», Chris Pinney avance, lui, que le champ de la culture visuelle
(tel qu’on le comprend aujourd’hui) « se doit de faire place
à une plus grande implication, une incorporation […] qui
reconnaisse la nature unifiée du sensorium humain »
(Pinney 2002 : 84-85). Chris Tilley dédie pour sa part un
chapitre à l’analyse des symboliques sociales et sensorielles
du canoë wala. Les Walas, habitants du Vanuatu, ont traditionnellement
attribué différentes propriétés sensorielles
à leurs embarcations. Ils ont investi, inscrit, incorporé
ces propriétés sensorielles à leurs canoës
en y sculptant des organes comme des oreilles, des bouches, ainsi
que des moustaches, et en dotant la poupe et la proue de ces embarcations
d’organes féminins ou masculins. Pour Tilley, « [le]
pouvoir de [cette] imagerie réside dans ses références
aux qualités tactiles et sensuelles ainsi que dans ses références
au corps humain » (Tilley 2002 : 25). Les implications de ces recherches stimulantes
relatives au sensoriel sont nombreuses. La culture matérielle
donne forme et rend signifiantes – au sens où elle leur procure
une existence concrète – les relations sociales et les représentations
cosmologiques. Elle permet l’expression particulière de relations
sensorielles. Ainsi, on peut dire du canoë wala qu’il incorpore
et condense un ordre social tout autant qu’un ordre sensoriel, mais
surtout, que ces ordres sociosensoriels nous renvoient à
la culture wala. Ces canoës sont doués de sensations,
au même titre qu’ils rendent sensibles les idées cardinales
de la société wala. La perspective de l’étude
contemporaine de la culture matérielle qui s’affirme ici
et qui caractérise le groupe de l’UCL est représentée
dans ce numéro par les contributions de Susanne Küchler,
de Phil Jackson et de Jean-Sébastien Marcoux — ces deux derniers
étant de récents diplômés de l’UCL. Le virage sensoriel Si les études contemporaines sur la culture
matérielle se caractérisent par une orientation sensorielle
de plus en plus marquée, on observe que les études
les plus récentes sur la culture sensorielle accordent quant
à elles une plus grande attention à la matérialité.
Mais avant d’aller plus loin sur ce point, il convient de faire
quelques remarques à propos du développement de ce
champ d’études en histoire et en anthropologie des sens. L’étude des sens a suivi un cycle de déclin
et de redécouverte qui n’est pas sans rappeler celui du champ
de la culture matérielle. Comme Nélia Dias (2004)
le démontre, « la mesure des sens » était
une préoccupation majeure de l’anthropologie française
et britannique à la fin du dix-neuvième siècle,
avant de tomber en désuétude2. Au cours des années
1990, le champ des études sensorielles connaît néanmoins
une renaissance, cette fois, avec un intérêt plus prononcé
pour les significations des sens. Le principe central de cette nouvelle
anthropologie sensorielle était d’ailleurs énoncé
pour la première fois dans les pages mêmes de cette
revue et ce, en ces termes : « C’est par une combinaison des
cinq sens que les êtres humains perçoivent le monde,
mais le mode de combinaison est loin d’être constant. Les
cinq sens reçoivent différentes accentuations et significations
dans différentes sociétés » (Howes 1990
: 115). Constance Classen ajoutera quelques précisions à
cette nouvelle optique dans son article intitulé «
Fondations for an Anthropology of the Senses » : Lorsqu’on examine les significations associées
aux diverses sensations et facultés sensorielles de différentes
cultures, on découvre une multitude de puissants symboles
sensoriels. La vue peut être liée à la raison
ou à la sorcellerie, le goût peut servir de métaphore
à la discrimination esthétique ou à l’expérience
sexuelle, l’odorat peut renvoyer à la sainteté ou
au péché, au pouvoir politique ou à la marginalisation.
Ensemble, ces significations et valeurs sensorielles forment le
modèle sensoriel selon lequel les membres d’une même
société « donnent un sens » au monde,
ou traduisent les perceptions et concepts sensoriels en une «
vision du monde » particulière. Le modèle adopté
soulève vraisemblablement des contestations au sein d’une
société. Des personnes ou des groupes ne s’entendent
pas toujours sur certaines valeurs sensorielles. Malgré tout,
ce modèle sert de paradigme fondamental à la perception.
C’est un modèle que les gens adoptent ou auquel ils résistent. Classen 1997 : 402 Le champ des études sensorielles s’est
développé de manière exponentielle depuis 1990
pour produire une panoplie de construits théoriques novateurs
tels que le concept de « l’ordre sensoriel » (Classen
1993), de « la faculté mimétique » (Taussig
1993), de la « perception comme culture matérielle
» (Serematakis 1994), de « l’apprentissage sensoriel
» (Stoller 1997), de « la mémoire sensorielle
» (Sutton 2001), des « pratiques corporelles de connaissance
» (Geurts 2002), des « modes d’interconnections humaines
» (Finnegan 2002), des « biographies sensorielles »
(Desjarlais 2003), de « l’anthropologie modale » (Laplantine
2005), de « la maison sensorielle » (Pink 2004), de
« l’urbanisme sensoriel » (Zardini 2005), et de «
la conjugaison des sens » – cette dernière étant
le thème de la contribution de David Le Breton dans ce numéro
ainsi que le sujet de son dernier ouvrage (2006). Le virage matériel au sein des études
sensorielles est illustré par les travaux récents
du Concordia Sensoria Research Team (CONSERT). Cette équipe
de recherche – qui compte notamment comme membres fondateurs Anthony
Synnott, Constance Classen, David Howes et Jim Drobnick, entre autres,
ainsi que des membres plus récents comme Laurier Lacroix,
Muriel Clair, Gedis Lankauskas et l’agent double Jean-Sébastien
Marcoux – organisait en février 2005 une conférence
internationale à l’Université Concordia intitulée
« Sensory Collections and Display »3. Les communications
présentées lors de cette conférence incluent
celles de Howes sur la logique sensorielle de la présentation
des marchandises au sein du capitalisme avancé (ou le marketing
multisensoriel), de Classen sur les dimensions tactiles de l’artisanat
féminin du dix-huitième siècle et de Drobnick
sur l’importance grandissante des dimensions sensorielles de la
présentation muséale. Ces communications ont été
élaborées et publiées dans divers ouvrages
de la collection Sensory Formations publiée chez Berg (Howes
2004 ; Classen 2005 ; Drobnick 2006) alors que d’autres communications
– notamment celles de Lacroix, de Clair et de Lankauskas – sont
développées et publiées ici. D’autres contributions déterminantes dans
le champ des études sensorielles (qui portent aussi sur l’analyse
des multiples propriétés et significations sensorielles
des objets et des espaces) incluent celles qui furent présentées
à l’occasion du Wenner-Gren Symposium en 2003 sur le thème
de « Engaging All the Senses : Colonialism, Processes of Perception,
and Material Objects » publié sous le titre de Sensible
Objects (Edwards, Gosden et Phillips 2006) ainsi que l’exposition
Sensations urbaines organisée par le Centre Canadien de l’Architecture
en 2005-2006 accompagnée d’un catalogue dirigé par
l’architecte Mirko Zardini (2005). Ce virage sensoriel au sein de
l’architecture et de l’urbanisme – théorisé par Zardini
– est l’un des nombreux signaux de la « révolution
sensorielle » dans le domaine des arts et celui des sciences
humaines qui transpire au cours des dernières années.
De plus en plus de disciplines, de l’histoire à la géographie,
se tournent en effet vers les sens comme objet d’étude (voir
Howes 2004). Comme le disent Bull, Gilroy, Howes et Kahn dans l’introduction
de la nouvelle revue The Senses & Society, qui se consacre essentiellement
à l’étude de la vie sociale des sens :
Matérialité et sensorialité
Les participants à ce numéro sur
la culture sensible proviennent des disciplines de l’anthropologie
et de l’histoire de l’art ainsi que des études touristiques.
En utilisant l’analyse historique, l’ethnographie au sens traditionnel,
mais aussi de nouvelles méthodes comme la « mémographie
sensorielle » (Lankauskas), nos contributeurs ont en commun
d’explorer la complexité des connexions entre les sens, la
culture matérielle et les espaces (lieux, frontières,
paysages et landscapes) qui contiennent et produisent des sensoriums
différents. Lacroix nous emmène au cœur d’un espace
de création : l’atelier de l’artiste. La porosité
de l’atelier, les conditions matérielles comme son odeur
et son éclairage font de ce lieu un espace particulièrement
propice à l’échange et à la compréhension
de certaines œuvres et de la démarche de certains artistes.
C’est toutefois dans la transformation de cet atelier en objet de
conservation que d’autres dimensions (l’atmosphère, par exemple)
s’affirment comme possédant une importance certaine, une
texture, voire une matérialité. À ce titre,
Lacroix expose certaines des dimensions sensibles de l’atelier,
et du lieu en général, offrant ainsi un regard novateur
sur la phénoménologie de l’espace. Lankauskas analyse pour sa part la relation entre
les sens et la mémoire collective. Il explore de manière
ethnographique les constructions du passé à partir
de la vue et du goût dans le contexte particulier de parcs
historiques comme le Grutas Park en Lituanie. Ce parc regroupe et
présente au public les statues des leaders déchus
du parti communiste ainsi que d’autres souvenirs de l’ère
soviétique. Son chapitre explore en effet le rôle du
sensorium dans les pratiques d’évocation et de commémoration.
Il traite des transitions d’un système politicoéconomique
(le socialisme) à un autre (le capitalisme) et des transformations
du sensorium qui y sont inhérentes. À cet égard,
il rejoint Clair qui, dans une analyse historique, explore aussi
les différences entre les sensoriums, cette fois, des peuples
amérindiens et des jésuites, durant la colonisation
de la Nouvelle-France. Clair propose en fait une analyse historique
fine et méticuleuse d’objets polysensoriels comme les wampums
offerts en guise de présents dans les échanges diplomatiques
entre les peuples autochtones et les Européens à la
fin du dix-septième siècle. Ces objets lumineux que
sont les wampums apparaissent comme symboliquement – si ce n’est
sensoriellement – chargés. Ils nous précipitent au
cœur des échanges entre univers sensoriels différents,
et nous ramènent à la question de l’échange
interculturel ou intersensoriel. Dans un autre contexte, Jackson nous introduit
à la culture du clubbing de Londres. Son ethnographie met
à jour l’intensité des relations sensorielles et sensuelles
qui prennent forme à travers cet univers parallèle.
L’analyse de Jackson nous ramène au cœur de l’expérience
charnelle du clubbing, en tentant de faire ressortir l’importance
du savoir sensoriel mobilisé en pratique à cette occasion.
Non seulement le contexte du clubbing apparaît comme favorable
à l’émergence d’une certaine sensibilité, mais
il ressort en fait comme un lieu d’expérimentation et d’apprentissage
d’engagements personnels pouvant être étendus au-delà
de ce contexte et pouvant aider à donner sens au monde urbain
d’une ville comme Londres. Corrion et Marcoux explorent quant à
eux les conditions de la production d’un type particulier de marchandise,
le massage, et des expériences sensorielles auxquelles donne
accès une large variété de massages. Leur étude
fait ressortir la marchandisation d’un sens comme le toucher au
faîte de l’économie expérientielle. Il en ressort
que les sens sont non seulement instrumentalisés, mais qu’ils
sont aussi, en eux-mêmes, marchandisés. C’est donc
à l’étude d’un tout autre objet – ou d’une sensibilité
toute matérielle – que Corrion et Marcoux nous convient.
Notons enfin la note de recherche de Küchler qui, dans la tradition
de l’UCL, traite de la matérialité d’une classe particulière
d’objets : les fibres intelligentes. Son étude pose le problème
de l’agency, si ce n’est de la pensée créative investie
dans de tels produits pensés pour agir ? s’adapter aux pressions,
aux changements de température, à l’émission
d’odeurs. Cette contribution de Küchler pose enfin la question
de la construction de la valeur. À la lumière des
avancées technologiques promises par cette nouvelle classe
de matériaux intelligents, il est en effet permis de revoir
la primauté des paradigmes de l’échange et de la consommation. Si Clair explore les conflits entre le registre
culturel des expériences sensorielles des peuples autochtones
et des jésuites, Lankauskas, lui, mène une réflexion
sur les risques de penser la transition de manière trop linéaire
entre un sensorium imprégné de politique et de mémoire
socialiste et un sensorium occidental capitaliste. Jackson reprend
la réflexion sur le sensorium, mais sous un autre angle.
Il l’aborde comme un espace, un paysage ? un landscape pour reprendre
l’expression anglaise ? dans lequel s’orientent et se définissent
les individus. Son étude explore l’intensité des expériences
sensorielles, sensuelles et sexuelles du clubbing, levant ainsi
le voile sur la dimension peut-être plus contestée,
du moins osée, de la culture sensible. À l’inverse,
Corrion et Marcoux se penchent sur la variété d’expériences
sensorielles qui empruntent à la sensualité et qui
se déploie de manière constamment renouvelée
à travers l’offre du marché. Ils insistent surtout
sur la nécessité d’explorer la relation entre ce marché
et le sensorium. Küchler pousse quant à elle cette réflexion
sur le sensorium dans une direction originale, audacieuse : celle
de l’incorporation d’un sensorium au sein des objets. Les «
super tissus » et les textiles extrêmes développés
dans le secteur industriel apparaissent ici comme dotés d’une
matérialité synesthétique en ce sens qu’ils
incorporent ni plus ni moins des fonctions sensorielles. Notre souci est de présenter la culture
sensible sous différents angles. C’est de réunir des
travaux et des auteurs qui travaillent à travers différentes
disciplines, différents champs, souvent depuis longtemps,
sur les sens et les objets. Les travaux de Le Breton méritent
d’être soulignés ici en raison de la place qu’ils accordent
au caractère multimodal des expériences sensorielles
et à l’étude des imbrications mutuelles des sens,
par opposition à une étude des sens qui tendrait plutôt
à les isoler et à les traiter séparément.
Dans son essai, Le Breton parle du corps et de la perception. Son
analyse s’alimente aux travaux de philosophes comme Diderot, Simmel
et Merleau-Ponty, mais elle va plus loin. Elle pose les jalons d’une
anthropologie sensible qui ouvre la voie à de nouvelles manières
de penser. Pour cet auteur, sentir le monde est une autre manière
de le penser. La perception est d’ailleurs « une prise de
possession symbolique du monde ». Deux autres notes de recherche complètent
cet ensemble de textes. Dans son intervention, Jean-Pierre Lemasson
propose d’explorer une ville en utilisant non pas la carte des rues,
mais celle des mets et des odeurs qui prend forme à travers
le temps (histoire). En cela, il s’attaque non seulement à
la difficulté de représenter le goût, il explore
aussi les manières de le spatialiser, ainsi que celles dont
il imprègne la construction de l’espace. Enfin, Mélissa
Gauthier s’intéresse à un type particulier de marchandise,
le vêtement usagé. Elle le fait surtout dans le respect
d’une tradition d’analyse de la culture matérielle commencée
par Appadurai (1986), laquelle considère la marchandise comme
un processus. Elle s’en distingue toutefois en consacrant au cœur
de son analyse les dimensions tactiles, olfactives et sensorielles
de ces marchandises ainsi que les compétences sensorielles
des entrepreneurs entre les mains desquels ces objets circulent.
Ainsi, ces marchandises se matérialisent à travers
un large éventail d’odeurs et de textures, démontrant
la complexité de la construction de la valeur d’un objet. La vue et le goût du socialisme, la sensualité
du toucher à la carte, l’intensité de l’expérience
de clubbing et la luminosité des objets de troc sont autant
de sens et de sensations analysés. Les drogues, les mets
à la saveur du régime soviétique, les wampums
amérindiens et les tissus intelligents sont autant d’objets
décortiqués. Les clubs, les parcs historiques, les
salons de massage, les frontières nationales et les ateliers
d’artistes sont les lieux où se jouent des relations sociales
et sensorielles. Ce sont en fait les lieux où prend forme
la culture sensible. Cet ensemble de textes tente ainsi de saisir
l’idée de la société comme un phénomène
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Notes en bas de page 2. Pour une analyse approfondie des raisons du
déclin de l’étude des sens dans l’anthropologie française
et britannique après 1900, voir Dias (2002), Synnott et Howes
(1992) et Howes (2003, chapitre 1). La résurgence des sens
dans les années 1990 est en partie une réaction à
leur effacement dans les années 1970 à cause du virage
« textuel » selon lequel la culture peut être
considérée « comme un texte » (voir Geertz
1973). Le virage textuel se poursuit au cours des années
1980, alors que la thèse selon laquelle l’ethnographie correspondrait
à un « processus de textualisation » s’installe
en force (voir Clifford et Marcus 1986). Le nadir fut atteint en
1986 quand Steven Tyler, dans sa contribution à Writing Culture,
ira jusqu’à proclamer que : « la perception n’a rien
à voir avec ça » ? le « ça »
étant l’ethnographie (Tyler 1986 : 137). Même s’il
est étymologiquement fondé de soutenir que l’ethnographie
est liée à l’écriture, il n’est pas approprié,
sur le plan épistémologique, de réduire le
projet anthropologique à un exercice de « construction
textuelle ». La protestation contre cet effacement des sens
et de la perception, exprimée très fermement dans
les pages d’Anthropologie et Sociétés (voir Howes
1990a ; voir aussi Howes et Classen 1991 ; Howes 2004), a trouvé
peu à peu des relais. À titre d’exemple, si, pendant
un certain temps, il a été possible de considérer
la culture de consommation comme un langage, tel que Baudrillard
le fait dans Le système des objets (1968) et La société
de consommation (1970), plusieurs voix s’élèvent aujourd’hui
pour nous mettre en garde contre une adéquation aussi simpliste
entre le système langagier et la matérialité,
en raison du caractère désordonné et déstructuré
de la consommation (Miller 1998, cité par Blum 2002). Les
spécialistes de la culture matérielle soulignent de
plus en plus qu’il y a du hors texte! Chris Tilley (2002 : 23-24)
écrit ainsi : « un design n’est pas un mot, pas plus
qu’une maison n’est qu’un texte : les mots et les choses, les discours
et les pratiques concrètes sont fondamentalement différents
» (voir aussi Pinney 2002 ; Stahl 2002). C’est pour reconnaître
cette éclipse de la raison textuelle et la remise en question
de la notion de culture « comme texte » que nous avons
choisi l’expression « Sensing Culture » comme équivalent
en anglais du titre français de ce numéro («
La culture sensible » ne peut pas vraiment être traduit
en anglais, de toute façon). 3. Le congrès « Sensory Collections
and Display » représente l’aboutissement du projet
de recherche sur « Les vies sensorielles des choses »
(2002-2005), subventionné par le Conseil de la Recherche
et des Sciences Humaines du Canada (CRSH) et dirigé par Howes.
Pour obtenir plus de détails au sujet de ce congrès,
ou pour en savoir plus sur les activités du groupe CONSERT,
consulter http://alcor.concordia.ca/~senses.
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