David LE BRETON, La saveur du monde. Une anthropologie des sens. Paris, Métailié, 2006, 452 p., bibliogr.

Pour sortir de l’ère du soupçon qui marque la tradition philosophique à l’égard des sens, il faudra attendre la rupture farouche d’un jeune Marx avec la réflexion hégélienne, proclamant avec éclat que « l’homme existe dans le monde objectif non seulement dans l’acte de penser mais aussi par ses sens » (Marx 1987 : 108), puis l’apport de la phénoménologie et son attention à penser l’inscription sensible de l’humain.

Si l’homme donc, dans une découverte tardive de la philosophie, se révèle un être de langage mais également de sensation, il est fondamental pour l’anthropologie de rendre compte des lieux et des expériences du social dans lesquelles l’individu contemporain est incité à reconnaître, voire développer ses capacités sensorielles. L’anthropologie des sens cherche ainsi à déterminer comment la structuration de l’expérience sensorielle varie d’une culture à l’autre selon la signification et l’importance relative attachées à chacun des sens. Elle travaille à retracer « l’influence de ces variations sur les formes d’organisation sociale, les conceptions du moi et du cosmos, sur la régulation des émotions et sur d’autres domaines d’expression corporelle » (Howes 1991 : 4). C’est cette lecture de la manière dont nous apprécions la « saveur du monde » que l’anthropologue David Le Breton met en œuvre dans son dernier ouvrage. En contrepoint de l’empreinte cartésienne et de la disqualification des sens que celle-ci transmet à la philosophie occidentale, Le Breton revendique une anthropologie incarnée, faisant du sentir l’inscription première de l’humain dans le monde. Celui-ci n’est plus dès lors un écran devant lequel le chercheur se mettrait en observation détachée, mais un lieu à habiter, lieu de résonance et de sensualité.

Si le défrichage de l’anthropologie des sens a été abondamment effectué dans la littérature anglophone par Constance Classen, David Howes ou encore Paul Stoller, cet ouvrage fait figure de travail d’avant-garde dans l’anthropologie francophone et poursuit le travail de Le Breton sur le rapport au corps et à la sensorialité (voir Le Breton, Méchin et Bianquis 1998, mais également Le Breton 2001, 2003).

Le voyage entrepris chemine à travers les différents mondes ouverts par chacun des sens : le parti pris de la tradition philosophique occidentale pour la vue, l’exploration de notre environnement sonore ou olfactif, « l’existence comme une histoire de peau » (soit le toucher), ainsi que trois chapitres sur le rapport aux saveurs, élément trop souvent délaissé des études anthropologiques.

La perception n’apparaît dès lors plus comme un donné, mais comme le résultat d’une interprétation nourrie par toute l’histoire individuelle et culturelle de la personne. Cette immersion successive dans chacune des modalités sensorielles fait émerger toute l’intersubjectivité de la rencontre, la manière dont le sujet occidental se trouve « façonné » par son expérience sensorielle : « un son, une saveur, un visage, un paysage, un parfum, un contact corporel déplient le sentiment de la présence et avivent une conscience de soi un peu en sommeil au long du jour, à moins d’être sans cesse attentif aux données de l’environnement (p. 14) ».

C’est « l’accouplement de notre corps avec les choses » selon la si belle expression de Merleau-Ponty qui est ici déployée en différents domaines et la possibilité de penser l’influence de la culture sur notre rapport aux sens et sur les valeurs qui en découlent. Une anthropologie de la sensorialité construit ici ses balises ; là où le sensible passe pour une erreur ou une évidence, le chercheur se donne pour tâche de le traduire, de mettre des mots sur ces différentes nuances : apparaît au passage la nécessité, avant de pouvoir s’ouvrir à la réalité sensorielle d’un autre univers, de penser l’organisation dont nous sommes les héritiers autant que l’enchevêtrement fondamental des sens dans le vécu subjectif de la perception.

De ce parcours se dégage une multiplicité de pistes pour la réflexion anthropologique mais aussi éthique et politique. La mise à distance du monde par le regard occidental et ce qu’elle entraîne comme hégémonie de l’image (il y aurait, dans le domaine médical tout un champ d’exploration de la relation de soin à partir de la sensorialité mise en œuvre), le règne du simulacre et celui de la surveillance ou encore les enjeux du rapport à l’autre portés par l’expérience sensorielle : l’odeur par exemple, lorsqu’elle devient un ingrédient de la haine de l’autre (« Le sentiment du dégoût protège des autres, des marges, de ce qui perturbe l’ordre symbolique et risque par un choc en retour d’en détruire la cohérence. Il naît de l’hybride, de la perturbation des limites symboliques » (p. 424).

On devine dans cette aventure dans le monde des sens tout le plaisir du chercheur qui a goûté les textes autant que la saveur du quotidien. On y plonge en se laissant guider tout en sachant combien la sensorialité foisonnante déjoue au final nos prétentions à l’enfermer dans un cadre déterminé : « exister c’est en permanence affiner ses sens, les démentir parfois, afin de s’approcher au plus près de la réalité ambiguë du monde. Le travail des sens dans la vie ordinaire implique toujours un travail du sens » (p. 39)

Si, n’en déplaise à Ronsard, le « corps n’est pas de marbre », c’est à une lecture pleine de résonance que cet ouvrage nous invite : lire avec sa tête, réfléchir à des idées, mais aussi lire comme un art, goûter les mots et avoir envie d’aller marcher au bord de l’eau pendant que le rôti est au chaud et nous envoie ses effluves de thym.

Références

MARX K., 1987, Economic and Philosophic Manuscripts of 1844. New York, International Publishers.
HOWES D., 1991, The Varieties of Sensory Experience : A Source Book in the Anthropology of the Senses. Toronto, University of Toronto Press.
LE BRETON D., C. MÉCHIN et I. BIANQUIS (dir.), 1998, Anthropologie du sensoriel. Paris, L’Harmattan.
LE BRETON D., 2001, Anthropologie du corps et modernité. Paris, Presses Universitaires de France.
—, 2003, La peau et la trace : sur les blessures de soi. Paris, Métailié.

Florence Vinit
Université Concordia
Montréal Canada

François LAPLANTINE, Le social et le sensible. Introduction à une anthropologie modale. Paris, Téraèdre, 2005, 220 p., bibliogr.

Le Brésil est à la source des écrits de François Laplantine. Ce livre, le dernier en date, ouvre un chemin à la réflexion dans l’écriture de la ginga, cette façon de marcher si caractéristique de nombreux brésiliens (chap. 1). Gingar, c’est un mouvement du corps, une manière de se déplacer en faisant onduler toutes les parties du corps, en particulier les jambes, hanches, épaules et tête. Ce mouvement anime un très grand nombre de comportements brésiliens : gingar est une manière de danser, dans cette vieille danse de l’umbigada, dans la samba, mais aussi dans les chorégraphies du candomblé.

Gingar est un mouvement d’une extrême sensualité, qui ne manque pas d’apparaître suspect, voire immoral, aux yeux d’une partie de la classe moyenne, plus encore de la bourgeoisie. C’est la démarche du malandro, personnage trouble adepte du jeitinho, le « petit truc », la combine et la débrouillardise. Ce personnage rusé, médiateur des univers brésiliens de la rua et la casa, est inséparable du carnaval dont les ritualités supposent l’ambiguïté, la ruse, la farce, l’astuce, la non-conformité. Cette trajectoire de la courbure se retrouve jusque dans les ondulations, les oscillations de la capoera qui puise sa force dans le pouvoir de l’axé (l’énergie, la vie), ou les hésitations de la bossa-nova, cette samba transformée par le swing (balancement) du jazz. Gingar puise son énergie indissociablement physique et psychique dans le pouvoir d’un axé personnalisé à l’extrême ; un mouvement du corps plus ou moins socialisé et ritualisé, plus ou moins scénarisé, dans des conduites qui traversent la société brésilienne, ses univers, ses différences, et se métamorphose selon diverses modalités.

Ce premier chapitre contient en germe toutes les questions que développera le livre de F. Laplantine. Le développement de la pensée, l’écriture du livre, ne s’apparentent en rien à un développement linéaire, qui choisirait la ligne droite pour atteindre au but. En passant à travers les multiples « régimes » de la question, il traverse les dimensions de la démarche anthropologique ; de l’expérience de terrain, comme partage du sensible, à une épistémologie qui propose une alternative aux dichotomies du sens et du sensible, réunies dans une même exigence, une même attention au langage, et une réflexion sur le sujet.

Cette anthropologie modale que propose d’élaborer l’auteur ne se construit pas dans une inversion de la valeur accordée aux termes des dichotomies : il ne suffit pas de revaloriser le corps, le sensible, la vie des émotions, l’oralité, pour changer d’horizon de connaissance. Pour changer de paradigme, il ne suffit pas d’inverser un signe positif en signe négatif, il faut passer d’une anthropologie du signe ou de la structure, du discontinu, à une anthropologie modale, un modèle chorégraphique pensé sur la continuité du rythme (chap. 2, 3, 4).

Bien sûr, ce modèle structural caricaturé par sa réduction a été largement tempéré, et il est parfois dommage que l’ouvrage esquive une confrontation avec des auteurs contemporains. Mais ce ne sera que pour laisser plus de place à la recherche de précurseurs, que la logique paradigmatique de la science ne laisse en arrière qu’un temps. C’est d’abord M. Mauss, et son attention au corps, à la rythmicité qui est convoqué. Mais aussi R. Bastide et G. Bataille, dans les rapports qu’ils établissent, ou subvertissent (chap. 6) entre une pensée de la catégorie et une pensée de l’énergie (chap. 5).

Le sens, le sensible et le social ne peuvent être pensés séparément, mais appellent une « politique du sensible », préoccupée par ce qu’éprouve le sujet, dans la multiplicité de ses comportements. La coupure entre public et politique d’un côté, privé et intimité de l’autre, ne se construit que par une conception d’un sujet où sensibilité et intelligence sont disjoints (et qui permet le refus de considérer certains comme des individus politiques : femmes, adolescents, Indiens). Une politique du sensible, comme rapport problématique, non pas confondu mais en tension, appelle une évaluation critique du sujet, et une approche « anthropolo-giquement démocratique » permettant de penser ensemble des domaines le plus souvent considérés comme séparés : l’esthétique, le politique, l’éthique et l’histoire. Un mode de connaissance qui engage la totalité de l’affectivité et de l’intelligence (chap. 7).

En fait, pour que cette politique du sensible prenne sens, il convient d’abandonner l’idée selon laquelle il pourrait y avoir un lien, une relation, entre un corps et un esprit conçus comme éléments préalables, substantivés. Le pouvoir, plus encore lorsqu’il devient abus de pouvoir, impose une relation de répression, de domestication du corps : les tyrans s’attaquent à la pensée en s’en prenant physiquement à ceux qui l’exercent. La violence du pouvoir est une violence intériorisée, invisible, qui s’exerce dans le machisme, le racisme. La société brésilienne est aussi construite sur ces négations de l’autre. Penser anthropologiquement le corps, c’est avant tout cesser d’opposer le concept et l’affect, c’est produire des concepts qui soient indissociablement des affects et des percepts, voire des décepts (Laplantine 2003) (chap. 8).

C’est, d’une manière très originale, le cinéma qui sert de fil directeur à l’élaboration de cette pensée critique et créatrice. La pensée cinématographique, pensée du sensible, est élaborée par des fragments d’images et des moments de son. Elle n’est concernée, comme l’ethnographie, que par la singularité concrète, et ne peut accepter la généralité du concept. Tourner un film consiste à choisir entre une multiplicité de perspectives, et à les réunir dans la durée, par des mouvements d’alternance, d’oscillations, dans une tension où montrer est aussi cacher, et où le champ ne puise sa force que dans le hors-champ. Le réel est aussi fait de virtuel.

Ce que propose l’anthropologie modale, c’est une attention aux modes de vie, d’action et de connaissance, les manières d’être, les modulations des comportements (gingar), non plus seulement dans la relation à l’espace, mais dans la durée. C’est un modèle chorégraphique soutenu par sept propositions qui viennent conclure cet ouvrage étonnant, et riche de potentialités, un livre ouvert à l’aménagement et qui propose plus qu’il n’impose. C’est aussi un ouvrage qui aborde les questions les plus contemporaines en proposant un paradigme de la continuité, si délicate à décrire, et à l’opposé des approches acculturatives ou de la modernisation, de la rupture.

Référence

LAPLANTINE F., 2003, De tout petits liens. Paris, Les Mille et une nuits.

Fabien Pernet
Université Laval
Québec Canada

Elizabeth EDWARDS, Chris GOSDEN, Ruth B. PHILLIPS (dir.), Sensible Objects. Colonialism, Museums and Material Culture. Oxford, Berg, 2006, 306 p., bibliogr., index.

Soutenu par la Fondation Wenner-Gren, Sensible objects est un ouvrage passionnant dont le titre du symposium original rend l’ambition plus explicite : Engaging all the Senses : Colonialism, Processes of Perception and Material Objects. La tâche n’est pas sans difficulté, puisqu’il s’agit d’étendre au-delà des objets l’analyse des cultures matérielles tout en prêtant une attention à leur dimension sensorielle. Or, si l’anthropologie des sens, que ce programme mobilise largement, a accordé de manière évidente une place particulière à la dimension matérielle des cultures (Seremetakis 1996), rares ont été les occasions de pratiquer cet exercice avec systématisme et d’en tirer les conclusions. C’est pourtant ce qu’ont tenté, et disons-le, dans une large mesure réussi, Edwards, Godsen et Phillips en dirigeant cette publication.

Comme le rappelle la très stimulante introduction de Sensible Objects, chaque culture structure doublement son rapport aux sensations. D’une part, en produisant des artéfacts aux propriétés sensibles particulières, d’autre part en manipulant (et interprétant) ceux-ci selon des schémas comportementaux qui relèvent avant tout d’organisations sensorielles apprises et transmises. Prendre en compte cette dynamique permet aux différents auteurs de cet ouvrage d’ajouter une lumière supplémentaire à notre compréhension des processus coloniaux ainsi que des institutions muséographiques passées et contemporaines, soulignant ainsi le caractère politique de l’expérience sensible.

Outre l’introduction, pièce maîtresse de cette collection de textes assurant leur complémentarité, l’ouvrage se compose de trois grands chapitres. Le premier, « The senses », propose trois études d’anthropologie sensorielle parmi lesquelles on retiendra la contribution de David Sutton. En cherchant à décomposer les gestes qui font le flot sensible de l’activité culinaire, il entreprend une ethnographie là même où la diversité sensorielle est le plus souvent niée ou mal appréhendée par les chercheurs : dans le quotidien de familles américaines. « Colonialism » prolonge cette mise au point par trois autres études de moindre intérêt, non à cause de la qualité de leur propos mais en raison de l’ancrage sensoriel de leurs arguments. Certes, musiques, tatouages et odeurs alimentaires, objets centraux de ces essais, renvoient par leur nature même au sensible. Toutefois, ceux-ci sont avant tout mobilisés dans le cadre d’un discours phénoménologique centré sur le corps, empêchant le déploiement d’une réelle analyse sensorielle. N’est-ce pas là le symptôme d’une perspective de recherche qui explore la caractérisation précise de son objet?

Enfin, « Museums » présente quatre études (sensorielles) d’expériences muséographiques passionnantes par leur sujet : la discussion d’un ambitieux projet d’exposition ethnographique de Mead, une interrogation sur les modalités de l’implication corporelle dans l’espace muséographique ou encore la prise en compte de la biographie des objets exposés. Très certainement parce qu’ils sont les plus enclins à suivre rigoureusement les implications de leur anthropologie des sens, Constance Classen et David Howes nous livrent l’analyse la plus stimulante (du musée en tant qu’espace sensoriel). Pour cette même raison, ils se montrent particulièrement convaincants en proposant d’autres formes d’organisations muséologiques prenant mieux en compte la diversité sensorielle des mondes représentés. Cette démarche de critique constructive, ainsi que la volonté de proposer un panorama nuancé des tentatives contemporaines en matière muséographique sont très certainement les qualités les plus séduisantes de cette dernière partie.

En guise de remarque générale, soulignons avant tout le haut niveau de plusieurs de ces réflexions, tant en matière de culture matérielle que d’anthropologie des sens. Pour les spécialistes de la seconde, ce détour par la dimension matérielle de leur objet oblige à mettre en avant des dimensions jusque-là mal intégrées dans leurs recherches, essentiellement en insistant sur le caractère multisensoriel et pluribiographique des relations entre l’homme et son environnement. La référence à la biographie culturelle des choses de Kopytoff est, dans ce cadre, particulièrement éclairante, participant ainsi, croyons-nous, d’une nouvelle forme d’anthropologie sensorielle, plus mature car plus proche de l’activité sensible des individus que de patterns désincarnés comme cela fut le cas dans ses premiers développements. Parallèlement, on observe ainsi dans cet ouvrage les limites heuristiques de certaines notions fondatrices, telle cette tendance à considérer la rencontre coloniale en termes de « cultural clash » que vient soutenir la notion de ratio de sens. Si l’outil méthodologique est intéressant de prime abord et justifie sa place dans l’introduction de l’ouvrage, on se rend compte fort rapidement de ses limitations tant il réifie le problème, ce à quoi, fort judicieusement, aucun des chapitres suivants ne se sera risqué.

Ainsi, Sensible Objects possède en quelque sorte les lacunes inhérentes à ses intérêts, en présentant une réflexion ambitieuse, mais parfois limitée par les tâtonnements épistémologiques de ses emprunts. C’est, il faut le reconnaître, la seule réserve que suscite cet ensemble de textes dont l’originalité et l’intérêt méthodologique justifient amplement la lecture.

Référence

SEREMETAKIS N. (dir.), 1996, The Senses Still : Perception and Memory as Material Culture. Chicago, University of Chicago Press.

Olivier Wathelet
Université de Nice-Sophia Antipolis
Nice France

M. ZARDINI (dir.), Sensations urbaines : une approche différente à l’urbanisme. Montréal et Baden, Centre Canadien d’Architecture et Lars Müller Publishers, 2005, 352 p., bibliogr.

Perméables à tout ce qu’a engendré de transformations la modernisation des villes, depuis l’intensification du bâti jusqu’à l’avènement de la globalisation, les centres urbains se présentent comme des entités complexes. Sensations urbaines : une approche différente à l’urbanisme est le catalogue qui accompagne l’exposition du même nom présentée au CCA de septembre 2005 à octobre 2006. Il propose une compilation d’essais qui interrogent les rationalités qui ont conduit à de tels changements et les qualités que présentent les espaces urbains contemporains. Mirko Zardini, directeur du CCA, suggère que les espaces urbains offrent des formes de paysages sensibles impalpables qui définissent notre expérience de la ville. Les essais, regroupés en cinq sections qui font écho aux cinq sens, sont concis, mais livrent néanmoins de nombreuses références historiques et théoriques, et en sont enrichis de citations, de lexiques et de photographies.

Dans la première section La ville la nuit, Wolgang Schivelbusch explique que la nuit fait émerger toute une gamme de sentis dont nous détournerait la lumière du jour. L’auteur nous entraîne dans l’histoire des couvre-feux et porteurs de torches, jusqu’au plus récent réverbère de rue. Il évoque les rôles et usages des éclairages publics qu’il décrit, en reprenant les propos de Bachelard, s’être manifestés le plus souvent « en tant qu’instrument de surveillance et marque d’identification ». Norman Pressman explore par la « notion d’hivernité » les rapports sensoriels saisonniers auxquels les villes nordiques nous convient. L’auteur propose une réflexion sur le développement des villes du Nord qu’il constate s’être principalement fondé sur des principes internationaux développés par et pour les villes du Sud. Un « urbanisme bioclimatique » tirant pleinement parti du climat, contribuerait significativement au développement écologique de villes adaptées aux valeurs et modes de vie de ses citoyens. Emily Thompson précise que le paysage sonore urbain de l’Amérique du début du XXe siècle se modifia drastiquement avec l’avènement de l’industrialisation. La célébration du vrombissement industriel comme un indicateur du progrès technologique fit toutefois place au mécontentement et à une redéfinition du bruit comme nuisance. Aujourd’hui, c’est dans la quête d’une qualité de vie sonore que s’interprètent les sons de la ville. Quant à Mirko Zardini, il s’est beaucoup intéressé à l’asphalte comme une surface qui a marqué l’imaginaire urbain. « Lisse, uniforme, continu, imperméable, réparable et nettoyable », l’asphalte présente les caractéristiques idéales pour la ville fonctionnelle moderne.

Dévalorisé au cours du siècle dernier alors qu’il s’étend avec la croissance des réseaux routiers, l’asphalte aujourd’hui s’ennoblit. Selon Zardini, l’asphalte a permis l’assainissement des villes, l’absorption des bruits de la circulation et la création d’espaces de socialisation. Dans la dernière section du livre, deux textes, respectivement de Constance Classen et de David Howes, à qui nous devons le développement récent d’une anthropologie des sens, nous informent de l’interprétation de l’expérience olfactive selon les âges. Classen puise particulièrement dans la littérature pour illustrer les conditions hygiéniques des villes au XIXe siècle et des odeurs qui résultaient de l’entassement des ordures, entraînant la contamination des cours d’eaux et la transmission de nombreuses maladies. Elle explique comment les politiques d’assainissement urbain sont nées de la volonté d’apaiser l’agitation sociale.

Pour sa part, David Howes fait état des repères théoriques qui ont précédé l’articulation d’une interprétation sensorielle en sciences sociales. Il pose un regard critique sur les recherches sensorielles actuelles en soulevant les limites des modèles explicatifs et causaux qui ne tiennent pas compte de la construction culturelle de la signification des rapports sensoriels. Son propos est illustré par divers sensoriums dont celui des espaces urbains de Hong Kong, qui par leur domestication comme espace de vie publique par les travailleurs migrants, soulèvent un débat social sur l’image des grandes villes.

Deux contributions majeures de cet ouvrage méritent d’être soulignées. La première repose sans équivoque sur la proposition que la connaissance expérientielle de l’espace urbain se construit par notre rapport sensible au lieu ; que le corps et l’environnement urbain font partie intégrante d’un même processus interactionnel. Ce qu’il y a d’implicite dans cette proposition est la critique de la surenchère du sens de la vue ? et inévitablement celle des qualités visuelles que l’on reconnaît à l’environnement ? qui est en jeu à la fois dans l’interprétation de nos rapports au monde et dans les multiples pratiques du design. La lecture du sensorium urbain, concept central de l’ouvrage, reflète une perspective holistique, joignant tous les sens dans un tout cohérent, nous engageant à saisir le rythme ambiant et quotidien de la ville en redécouvrant la nature polysensorielle de notre rapport au monde. La seconde contribution du livre relève de la lecture historico-culturelle qu’il nous offre de l’avènement moderne de la lumière urbaine, des textures, des sons et des odeurs, de même que des interventions modernes en réponse au climat du nord, comme patrimoine ethnologique.

La proposition d’un urbanisme sensoriel participe au courant très actuel de recherche sur l’expérience quotidienne de l’environnement qui s’appuie sur une lecture plus sensorielle et phénoménologique de l’espace. Toutefois, sans doute eût-il été profitable, pour aborder ce domaine, que le livre se réfère aux travaux les plus récents sur l’expérience esthétique de l’environnement. Nous rajouterons, d’autre part, que les textes laissent entrevoir un modèle plutôt homogène de la ville. Il aurait été souhaitable de mettre au jour la polymorphie urbanistique contemporaine qui commande diverses expériences sensorielles.

L’exposition suggère clairement que nous sommes impliqués dans un système de relations proprioceptives avec l’environnement qui fait appel à tous les sens. Dès l’entrée, le visiteur est invité à prendre connaissance de sa place dans le monde animal. Diverses espèces animales peintes en forme pleine sur les murs nous informent que leur perception du monde repose sur des sens fort développés. Ces informations nous introduisent à la relation au corps. Chacune des salles qui suivent présente un sens : la ville nocturne, la ville saisonnière, les sons de la ville, les surfaces urbaines et l’air de la ville. L’exposition encourage à saisir les particularités urbaines, physiques et ambiantes, du point de vue de l’expérience sensible, qui naguère ont été largement occultées. Le parcours interactif des sens suggéré et la qualité du matériel historique sauront interpeller tous les publics. Les visiteurs sont invités à s’engager dans l’expérience de leur sens, par la lecture tactile de dessins architecturaux, le toucher d’échantillon de bitume, l’écoute d’enregistrements sonores et par l’odorat appelé à distinguer des odeurs du quotidien artificiellement simulées. L’exposition réussit son pari de provoquer une réexamination de notre expérience sensorielle de la ville et nous offre la lentille sensorielle pour y parvenir.

Diane Bisson
Université de Montréal
Montréal Canada

Constance CLASSEN, The Book of Touch. Oxford et New York, Berg, 2005, 461 p., réf., index.

Le livre est par excellence un objet d’empreinte. Il a son poids de plaisir ou d’effort, il occupe une place rituelle ou se transporte partout, il est une qualité de papier sous la main, un arrondi d’écriture, des marques de café et de crayon, une page écornée ou un trèfle blotti entre les lignes. Le livre est aussi ce qui nous habite lorsque la couverture est refermée, ce qui parfois nous hante ou nous soutient : il est à la fois une sensation sous la main, un contact avec un auteur, une rencontre devenue présence, inscription dans un moment particulier de notre vie. Si la littérature tout entière cherche à fixer des vertiges, retenir dans un mot l’empreinte fuyante des choses, l’écriture se veut donc un art du toucher, une manière de caresser à nouveau un événement passé, de le réveiller et le modifier en le dessinant.

La philosophie, passant outre la grossièreté dont le toucher a été qualifié depuis Platon, a ouvert l’intérêt sur ce thème à travers les écrits de Deleuze, Guattari, Derrida ou Jean Luc Nancy. Dans d’autres ouvrages, pensons à la référence que constitue Ashley Montagu, ou encore Tiffany Field, le toucher est abordé à travers le prisme des études éthologiques, médicales ou psychologiques.

De l’abstraction à la physiologie il est plutôt rare que le toucher soit examiné spécifiquement comme medium d’expression et de communication mais aussi comme véhicule privilégié des valeurs en vigueur dans une société donnée. Tel est l’objet du livre de Constance Classen, The Book of Touch, qui à travers le choix des auteurs et les textes introductifs de chaque chapitre, accorde une vigilance particulière à ne pas disséquer le toucher mais plutôt à en déployer différentes strates d’expériences : l’ouvrage conjugue le toucher comme art du contact, abîme de douleur, de plaisir ou de contrôle avant de rendre compte de la particularité de ses enjeux selon les genres, dans l’hybridation auquel le soumet la technologie actuelle ou encore à travers l’étrangeté de certaines expériences (douleurs fantôme, « sixième sens », perception viscérale etc.). Ce faisant, The Book of Touch rend sensible la complexité des modalités du contact : le toucher désigne des sensations autant que des émotions, nous indiquant combien la sensibilité tactile et ce qu’elle porte comme affectivité se trouvent au fondement de nos modalités intentionnelles.

Face à une société où le toucher reste trop souvent assimilé à la sexualité, au risque de harcèlement ou d’agression, Constance Classen dresse une cartographie de la culture tactile : les conventions entourant le toucher, la manière dont un contact est vécu comme un habitus ou une intrusion, comme une modalité d’attachement ou de séduction. En visitant l’histoire occidentale, à des époques où le toucher n’avait pas été autant mis à distance qu’il l’est dans le monde nord-américain, l’ouvrage montre combien le toucher, en étant à l’articulation entre le corporel et le psychique, expose les enjeux tant sociaux qu’individuels du rapport à l’altérité. Le toucher est donc porteur d’enjeux éthiques dans le domaine de l’éducation (voir l’article d’Anthony Synnott) et de la santé à travers le rituel des gestes de l’auscultation et ce qu’il expose d’une identité médicale (voir l’article de Roy Porter), la résurgence des touchers guérisseurs qui furent au fondement des approches soignantes et l’analyse sociologique. Loin de la prédominance des signes et de l’emprise du regard sous lequel la société moderne a souvent été pensée, David Chidester rappelle par l’exemple l’importance du tactile dans la théorie freudienne et marxiste et la manière dont les registres du toucher donnent à voir les rapports de contrôle, de censure et d’oppression à l’œuvre dans un système social. David Howes expose l’idée passionnante de « skinscape », la façon dont l’épiderme humain se trouve aujourd’hui doublé d’une enveloppe électronique à grandeur de la planète, et l’hybridation culturelle que ce réseau informatique favorise.

The Book of Touch se trouve donc à la croisée d’un ouvrage littéraire, anthropologique et historique offrant une plongée incroyablement riche à travers un enjeu majeur de la réflexion contemporaine : quelle est la nature du corps mis en jeu dans la perception et de quelle manière modèle-t-il notre rapport au monde? Beaucoup plus qu’une simple expérience de surface, le toucher fait apparaître la peau comme une surface éminemment paradoxale : à la fois marque de notre fragilité et surface d’empreinte constamment renouvelée, la peau touchée dessine un corps qui n’a plus rien d’un objet aux contours définis : « Une vie touche une autre vie, laquelle touche une troisième et très vite les enchaînements se font innombrables, impossibles à calculer », écrivait Paul Auster dans La Chambre dérobée.

Florence Vinit
Université Concordia
Montréal Canada

Daniel MILLER (dir), Materiality. Durham, Duke University Press, 2006, bibliogr., index.

On se heurte au titre percutant de cet ouvrage comme à un objet dur. Aïe! On pourrait même penser que le titre a eu une agence (agency) mais laquelle? L’agence dérobée d’un sujet absent, selon l’expression d’Alfred Gell, ou celle d’un réseau d’éditeurs, d’ordinateurs, d’anthropologues, de personnel de soutien et autres humains et non-humains, comme le dirait Bruno Latour? Ces questions ne sont pas hors propos dans ce livre, puisque les auteurs, tous anthropologues, présentent des approches récentes de la matérialité, et s’engagent principalement, bien que non exclusivement, à travers la grille de ces deux théoriciens.

Mais qu’est ce que la matérialité? Non pas celle ? Daniel Miller prend la peine de le préciser dans son introduction ? des simples choses, substances, objets façonnés, comme pourrait le suggérer un matérialisme vulgaire. Il inclut des images, des rêves, des logiciels, etc. L’introduction détaillée de Miller, qui vaut le détour en elle-même, plaide pour une théorie de la matérialité tirée de Hegel et de Marx, qui entendent dépasser la distinction entre sujet et objet en la remplaçant par une dialectique « d’objectification » par laquelle nous créons les « choses » qui nous créent en retour. « Tout ce qui a lieu dans l’objectification est un processus temporel dans lequel l’acte de créer la forme crée la conscience [...] et transforme de ce fait la forme et la conscience de soi de celui qui a la conscience […] » (p. 9). Ainsi, plutôt que de voir la culture matérielle comme une projection des relations symboliques ou sociales (comme dans l’anthropologie symbolique ou dans celle de Durkheim), Miller postule que nous voyons les humains et l’environnement comme se constituant mutuellement. Heureusement, après la présentation de cet argument, Miller précise qu’en tant qu’anthropologues, nous vivons dans un monde dans lequel les sujets ethnographiques se pensent comme des « sujets » utilisant des objets. Ainsi pendant que nous gardons à l’esprit la tentation d’appréhender les choses par l’illusion du sujet et de l’objet, Miller propose d’examiner ethnographiquement des projets de la matérialité et de l’immatérialité. L’« immatérialité » est ici le traitement du monde des choses et notre perception sensorielle de ces choses, c’est-à-dire une illusion cachant une plus grande vérité, qu’elle soit religieuse ou autre. Ironiquement, l’impossibilité de dépasser le matériel ? débarrassez vous des objets et vous vous débarrasserez des sujets – se heurte au fait que l’« idée » de l’immatérialité doit toujours s’exprimer elle-même par des formes matérielles et des perceptions sensorielles. Les protestants, par exemple, peuvent rejeter plusieurs des pièges de l’Église, mais cela les amène à donner au « bon livre » le statut d’un fétiche.

Les chapitres de ce volume explorent de tels projets à partir de différentes perspectives unies par un intérêt commun pour le travail de Gell et de Latour. Bien qu’ils ne s’engagent pas spécifiquement dans une anthropologie des sens, ces auteurs sont pertinents pour un tel projet dans la mesure où ils mettent l’accent sur les propriétés sensuelles et matérielles des « objets ». Les thèmes traités s’étendent des pyramides et momies égyptiennes (Lynn Meskell) aux pratiques de guérison de l’Afrique chrétienne (Matthew Engelke), aux dérives financières (Hirokazu Miyazaki), aux « vêtements intelligents » (Suzanne Küchler), en passant par les archives photographiques (Christopher Pinney) et des écrans de divers sortes, incluant l’ordinateur (Nigel Thrift). Certains sont explicitement ethnographiques, alors que d’autres essayent d’ajouter à la critique de Miller quant à la réduction des objets matériels à des contenants de symboles ou de relations sociales. Certains de ces chapitres ne sont pas de lecture facile si vous n’avez pas déjà une bonne compréhension pour saisir des concepts économiques comme ceux de l’arbitrage et de la sécurisation. Dans le bref espace de cette revue, je prendrais l’exemple de deux chapitres qui m’apparaissent comme faisant partie des approches les plus productives pour une ethnographie de ces thèmes.

Fred Myers présente plusieurs drames sociaux ou « scandales » à la Victor Turner, se concentrant sur la production et l’échange de l’art indigène en Australie comme manière d’aborder les différents « régimes de la matérialité » des marchands d’art et des patrons du gouvernement australien et des artistes eux-mêmes. Il oppose la perspective occidentale où l’art reflète la créativité d’un artiste individuel avec celle des Aborigènes qui le voient comme « quelque chose d’objectivé » par la révélation ou la transmission [du rêve] et non comme quelque chose de créé à neuf (p. 95). Ces différents points de vue impliquent différentes réactions, qui ne sont pas toujours opposées, aux changements des marchés et de la technologie, et tiennent compte de la production en série de l’art ou de défis comme celui des non-Aborigènes qui peignent dans le modèle caractéristique de l’art indigène. Une des vraies forces de l’analyse de Myers est qu’il montre la manière dont ces différents « régimes » sont intérieurement contradictoires, tenant compte des luttes et des changements : « Chaque [régime de valeur/matérialité] imprègne et fuit dans l’autre, renversant son intégrité interne [...] » (p. 106). Ainsi les luttes d’objets deviennent des luttes d’identités infléchies par le pouvoir, mais dont les résultats ne sont jamais déterminés à l’avance.

Webb Keane applique une approche semblable à l’habillement dans le contexte de l’Indonésie coloniale et ailleurs. Il utilise les idées de C. S. Pierce au sujet de l’icône et de l’indexicalité pour souligner que l’habillement est un fait matériel et n’est pas simplement un autre texte à lire pour ses significations ou comme l’expression simple d’une identité. Au lieu de cela, il propose que l’iconicité et l’indexicalité impliquent une ouverture fondamentale des choses à différentes utilisations et interprétations basées sur leurs qualités matérielles et les manières dont ces qualités peuvent suggérer différentes possibilités futures. Le « nouvel habillement rend possible ou empêche de nouvelles pratiques, habitudes, et intentions ; il invite à de nouveaux projets » (p. 193). Les propriétés matérielles des objets sont sujettes également à l’« empaquètement » (bundling) par lequel les différentes qualités, par leur proximité partagée dans un objet particulier, peuvent s’associer : « certaines couleurs et certaines températures ou textures par exemple ». Cela donne la possibilité d’une future stabilisation des significations dans des idéologies, ce que nous pourrions vouloir appeler « des régimes sensoriels ». Mais du même coup, ces régimes peuvent sembler fixés pendant un moment (par des forces de pouvoir, de gouvernements coloniaux, etc.), mais sont toujours « vulnérables » à l’ouverture des choses, aux possibilités et associations futures.

Cet ouvrage stimulant intéressera les étudiants qui souhaitent connaître la pensée anthropologique la plus récente sur la façon d’approcher une ethnographie à la fois informée sur le plan théorique et simultanément ouverte sur des qualités empiriques. Je réfléchirais deux fois avant d’employer ce livre comme presse-papiers.

David Sutton
Southern Illinois University
Carbondale États-Unis

Serge BOUCHARD, Récits de Mathieu Mestokosho, chasseur innu. Préface de Gérard Bouchard. Montréal, Boréal, 2004, 192 p., photogr.

Les Récits de Mathieu Mestokosho, chasseur innu sont la réédition des Chroniques de chasse d’un Montagnais de Mingan, Mathieu Mestokosho, parues en 1977 dans la collection Civilisation du Québec, série Cultures amérindiennes du ministère des Affaires culturelles du Québec. Les paroles que nous livre ce grand chasseur innu d’Ekuanitshit (Mingan) ont été enregistrées par l’anthropologue Serge Bouchard en 1971 et en 1976. En 1971, il était alors étudiant à la maîtrise en anthropologie (Bouchard 1973) et réalisait son terrain de recherche à Mingan, hébergé par Mathieu Mestokosho et sa famille. C’est en entendant Mathieu, alors octogénaire, se raconter quotidiennement à lui-même (et à qui y prêtait oreille) le récit de sa vie et ses réflexions sur l’art d’être innu en son temps, qu’il eut l’heureuse initiative d’enregistrer ces récits pour la postérité. Nous devons à son fils Georges Mestokosho, « frère vrai » de Serge Bouchard à qui il dédicace cette réédition, ainsi qu’à sa fille Desneiges, l’appui de cette initiative et la traduction des paroles de la langue innue, innu-aimun, à la langue française.

La nouvelle édition chez Boréal donne un second souffle, près de trente ans plus tard, à la première qui s’était rapidement épuisée. L’avant-propos de Serge Bouchard, qui reprend partiellement son ancienne Présentation, est grandement modifié et augmenté. Il semble s’adresser à un lectorat plus littéraire et un public plus large, présentant à grands traits le contexte de sa rencontre et de son vécu avec Mathieu Mestokosho et sa famille, l’univers de l’oralité, les Innus du Grand Labrador et le monde des anciens innus, dans un style poétique inspirant et évocateur mais aussi avec justesse anthropologique. Cependant, quelques détails de méthode ne réapparaissent malheureusement pas dans la nouvelle édition, notamment concernant le contexte des enregistrements et surtout, le travail d’édition qu’il a effectué (traduction presque littérale, peu d’adaptation littéraire, remaniement des séquences chronologiques et absence volontaire de commentaires ethnographiques) (1977 : 7-10). Gérard Bouchard, qui signe la nouvelle préface, raconte s’être inspiré des récits de Mathieu Mestokosho en écrivant son roman Mistouk, grâce aux vives émotions qu’ils suscitent (p. 11-12). Tandis que Serge Bouchard présente un grand homme contextualisé dans sa vie quotidienne et l’univers de son peuple, Gérard Bouchard expose un romanticisme littéraire, celui de l’exotisme et de la quête de mondes anciens voués à la disparition ou déjà disparus, dont ce livre constitue une œuvre de résurrection. Ce dernier y exprime sa reconnaissance envers M. Mestokosho et S. Bouchard pour avoir donné à connaître, à comprendre et à sentir l’univers innu généralement peu ou mal connu de leurs voisins descendants des colons européens.

Le texte des récits de la première édition paraît intégralement et selon les mêmes divisions, mis à part certains mots qui sont systématiquement changés ainsi que quelques modifications de style et de l’orthographe des noms en innu-aimun. Comme dans la première édition, on trouve une carte des territoires parcourus par Mestokosho et une section de photographies variant cependant d’une édition à l’autre. Datées des années 1950 pour la plupart, elles présentent des Innus vaquant à leurs activités. Elles permettent de voir certaines des personnes présentes dans les récits, notamment Mathieu Mestokosho et sa famille.

Mathieu Mestokosho était un Innu de la bande de Mingan, né vers 1887 dans l’arrière-pays de Baie-Joan-Beetz. Il fut orphelin de père à huit ans et de mère peu après, puis pris en charge par un Innu de Mingan. Avec son père adoptif puis avec sa première femme, il partait l’automne dans la région de Uauiekamau (lac Saumur), revenait pour le temps des Fêtes à Mingan puis repartait quelquefois pour Upatauakau (à l’est du lac Brûlé) à la chasse au caribou l’hiver. C’est après son second mariage à une femme originaire de Sheshatshit (North West River), avec qui il partait au mois d’août vers l’intérieur des terres du Labrador pour ne revenir à Mingan qu’à la fin du printemps, qu’il dit être « devenu un vrai chasseur » et avoir « vécu toute [s]a vie en tuant des animaux et en vendant de la fourrure » (p. 33). De 1960 à 1980, il a passé ses dernières années dans la réserve de Mingan nouvellement établie, habitant avec sa famille une maison du gouvernement, observant les changements de mode de vie qui devenaient le quotidien de ses successeurs, mais habitant toujours le territoire de sa vie par ses paroles, ses gestes et son imagination. S. Bouchard souligne que Mathieu n’était pas unique en son genre et qu’il y avait autant de femmes que d’hommes remarquables, parlants et savants comme lui parmi les Innus (p. 27).

Dans ces récits, Mathieu Mestokosho raconte la mémoire de sa vie, selon ses grands voyages de chasse centrés sur la quête du caribou au cœur de la forêt boréale et de la taïga. Il raconte l’effort et l’endurance des Innus nomades, la quête de nourriture, les voyages et la solidarité. La première partie relate les grandes épopées de sa vie de chasseur, de sa jeunesse à l’âge mur (1887 à 1935 environ). Dans le premier chapitre, il se présente et se situe parmi les siens. Les trois suivants sont chacun le récit des hauts-faits et des difficultés d’une année spécifique à l’intérieur des terres. Ces trois grands épisodes sont racontés dans un langage axé sur l’action, le déplacement et la stratégie choisie selon la connaissance et l’analyse de l’environnement. La deuxième partie, enregistrée ultérieurement en 1976 (1977 : 8), parle davantage de philosophie, de morale, de vie sociale et de traditions innues. Mathieu Mestokosho répond explicitement à plusieurs préjugés sur les Innus, ceux qu’il a entendus véhiculés par certains missionnaires et marchands (p. 127). Il combat les idées sur la paresse, la misère et l’ignorance des Innus en racontant au contraire, par l’exemple de sa vie, le travail, l’endurance, la persévérance, le courage, le danger omniprésent de la famine et de la mort, la complémentarité et la force mutuelle de l’homme et de la femme au sein des groupes familiaux, la liberté individuelle couplée au sens de la communauté, l’entraide et le savoir sensible des anciens adapté aux exigences de leur vie dans ce milieu nordique.

Ces récits ne sont pas des récits mythiques (atanukan) comme les racontait François Bellefleur à Rémi Savard (Savard 2004). Ce sont des récits de vie, des récits autobiographiques traditionnels, que l’on nomme tipatshimun en innu-aimun. C’est l’enseignement des valeurs et du mode de vie, du mode d’être au monde, par le récit de l’expérience vécue. Mathieu Mestokosho s’adresse aux jeunes innus, à ses successeurs qui vivent dans un monde différent, celui qui a pied dans la « réserve », ainsi qu’aux allochtones ignorant sa réalité.

Comme l’affirment Gérard et Serge Bouchard, c’est un précieux témoignage d’un être humain et de son mode de vie aujourd’hui malheureusement révolu. Les Innus de Mingan sont bien sûr encore vivement liés au territoire que leur « grand-père » a parcouru et habité, mais différemment. Dans ce témoignage de l’époque encore récente du nomadisme, où les Innus parcouraient le territoire en quête constante d’animal à chasser, de lieux giboyeux et accueillants, on perçoit la relation intime, sensible et corporelle aux animaux et au territoire habité et l’on y comprend l’ampleur de la nécessité de donner la mort pour vivre. Le discours de Mathieu Mestokosho est très épique : voyager, chasser, tuer l’animal, le manger et s’il y a lieu, aller à l’aide des moins fortunés. Cependant, la chasse est toujours accompagnée d’un grand respect envers l’animal, de prescriptions de non-abus, de conservation, de partage et de non-gaspillage, et les tristes exemples de famine de ceux qui ont omis de respecter ces règles élémentaires viennent appuyer cette philosophie. Il ne faut donc pas comprendre cette chasse comme une conquête de l’homme sur l’animal ou la nature, mais bien comme une vie qui dépend de l’étroite relation des hommes et femmes à la terre, aux animaux, aux végétaux, à l’univers.

La fécondité de cette œuvre est à souligner. En plus de ses deux éditions francophones fort bien accueillies, elle a été traduite et publiée en anglais récemment (Irving 2006). Les paroles de cet ancien innu d’Ekuanitshit ont aussi inspiré et continueront d’inspirer, on le souhaite, plusieurs chercheurs, artistes et lecteurs de divers horizons, ainsi que les Innus, directement concernés par cet héritage qui leur est dédié. Notamment, Rita Mestokosho, poétesse innue, femme politique de la communauté d’Ekuanitshit et petite-nièce de Mathieu, en a été inspirée pour créer son poème intitulé Sous un feu de rocher, qu’elle dédie à Mathieu Mestokosho et son grand-père Damien (Mestokosho 2005). Et maintenant, à quand l’édition de ces paroles dans la langue innu-aimun de leur auteur?

Références

BOUCHARD S., 1977, Chroniques de chasse d’un Montagnais de Mingan, Mathieu Mestokosho. Québec, Ministère des Affaires culturelles du Québec.

—, 1973, Classification montagnaise de la faune : étude en anthropologie cognitive sur la structure du lexique « animal indien » chez les Montagnais de Mingan. Québec, Thèse de maîtrise, Université Laval.

IRVING J., 2006, Caribou Hunter – A Song of a Vanished Innu Life. Vancouver, Greystone Books.

MESTOKOSHO R., 2005, « Sous un feu de rocher » dans Rita Mestokosho, écrivaine (www.innuaitun.com).

SAVARD R., 2004, La forêt vive. Récits fondateurs du peuple innu. Montréal, Boréal.

Véronique Audet
CIÉRA Université Laval
et Critical World
Université de Montréal
Canada

Sara AHMED, Claudia CASTAÑEDA, Anne-Marie FORTIER et Mimi SHELLER (dir.), Uprootings/Regroundings – Questions of Home and Migration. Oxford et New York, Berg, 2003, 304 p.

La force et l’intérêt de l’ouvrage dirigé par Sara Ahmed, Claudia Castañeda, Anne-Marie Fortier et Mimi Sheller résident dans un parti-pris éditorial qui pose comme objectif de « troubler les revendications simplifiées concernant la nature du foyer et de la migration dans les vies et les mondes contemporains » (p. 15).

À ce titre, l’ouvrage et les objectifs qu’il se donne tombent à point nommé. En effet, la littérature de langue anglaise sur les migrations internationales est aujourd’hui traversée par la notion rarement explicitée de foyer (home). Particulièrement lorsqu’il s’agit de rejoindre, par le biais de la migration, un territoire avec lequel on a des attaches personnelles (dans le cadre d’un « retour au pays natal ») ou familiales (dans le cadre d’un « retour » au pays des ancêtres), le territoire que l’on gagne ou que l’on regagne est désigné par le spécialiste des migrations comme l’indivisible « foyer », étape finale d’un voyage de « retour ». L’usage inconsidéré d’une terminologie qui semble au premier abord tout à fait banale, impose une définition et un certain sens à l’acte migratoire, en dépit et en dehors de la subjectivité propre du migrant.

La subjectivité individuelle sert de point de départ à la plupart des recherches présentées dans l’ouvrage. Ainsi la contribution de Rutvica Andrijasevic, consacrée au trafic humain transfrontalier, oppose-t-elle le discours public, tel qu’il est transcrit dans le débat médiatique et politique, et la narration de l’expérience propre des jeunes femmes d’Europe de l’Est qui travaillent comme prostituées en Italie. Alors que le premier les dépeint comme de jeunes ingénues trompées par la figure masculine et menaçante du trafiquant, la seconde dévoile la capacité d’agir de ces jeunes femmes, pour lesquelles l’illégalité et la prostitution peuvent être des stratégies migratoires accessibles dans un espace européen clôturé, où toute autre possibilité de migration leur est fermée.

Alors que le parallélisme du titre associerait la migration et le foyer respectivement au déracinement et au repiquage ou, dans le vocabulaire deleuzien, à la déterritorialisation et à la reterritorialisation, l’ouvrage dépeint de multiples facettes d’une relation incroyablement plus complexe entre ces quatre termes. Les différentes contributions passent au crible d’une critique féministe les notions de « foyer » et de « migration » et prennent le contre-pied de leurs acceptions usuelles, dans le but avoué de déconstruire certaines catégories de la recherche et de la pensée afin d’ouvrir de nouvelles pistes d’investigation et de nouveaux horizons de recherche. Alors que le « foyer » est une topique féminine et la « migration » une topique masculine (la langue française ici nous joue des tours), et alors que le « foyer » évoque l’immobilité et la « migration » évoque le mouvement, le présent ouvrage déconstruit et reconstruit ces deux notions autour des thématiques du genre et de la mobilité. Au cours de ce travail de remise en question, la notion de migration est dissociée de celle de mobilité, et le filtre du genre est appliqué à diverses expériences de mobilité et de construction et reconstruction du foyer. Ainsi Anne-Marie Fortier présente-t-elle le coming-out et sa nécessaire répétition comme une déterritorialisation répétée, ne pouvant se reterritorialiser pour de bon que dans un milieu queer, nouveau foyer qui vient succéder à l’ordre antérieur du milieu familial.

Par un autre déplacement sémantique, Mimi Sheller envisage la notion de créolisation comme sujet de déterritorialisations multiples. Quittant dans un premier temps les Antilles via leurs spécialistes métropolitains (Stuart Hall, Edouard Glissant et Paul Gilroy), la notion a fini par perdre, notamment dans le discours d’Ulf Hannerz, ses dimensions originelles de conflit, de rupture, de résistance et de survivance. Sheller reterritorialise la notion au lieu de ses origines, les Antilles, et ce faisant lui donne de l’épaisseur et remet au premier plan les rapports de pouvoir en jeu dans la créolisation.

L’ouvrage joue sur la polysémie des notions engagées et réinvestit des sens délaissés dans l’usage scientifique courant. De façon représentative, le déracinement et le repiquage du titre se voient conférer une matérialité inattendue, sous la forme d’un cliché de l’œuvre « Greffon » de l’artiste palestinien Khalil Rabah (p. 77) : un olivier palestinien déraciné et replanté à Genève est encerclé d’un premier périmètre de terre déplacée du lieu d’origine, et dont la couleur tranche avec la terre du parc du Palais des Nations.

Mélanie Perroud
École des Hautes Études en Sciences Sociales
Paris France

Mourad DJEBABLA-BRUN, Se souvenir de la Grande Guerre : la mémoire plurielle de 14-18 au Québec. Montréal, vlb éditeur, 2004, 181 p., photogr., bibliogr.

La presse locale picarde (France) s’en est fait l’écho : pour la première fois, la célébration de l’armistice du 11 novembre 1918 en la clairière de Compiègne s’est tenue en présence d’un ministre en exercice d’un autre État, en l’occurrence « la Québécoise Monique Gagnon-Tremblay, chargée des relations internationales et de la francophonie » (Courrier Picard, 12 novembre 2006).

À la lecture de l’ouvrage de Mourad Djebabla-Brun, la visite de courtoisie entre « cousins » prend une tout autre couleur. Car en s’interrogeant sur la célébration de l’armistice de la Première Guerre mondiale au Québec, l’auteur nous invite à la construction d’un mythe politique. Ou, plus exactement, de mythes, car c’est bien le pluriel qu’il faut employer, comme le souligne le sous-titre de son ouvrage : la mémoire plurielle de 14-18 au Québec.

Trois étapes jalonnent l’utilisation du 11 novembre entre les années vingt et les années quatre-vingt-dix. Elles ont en commun la revendication nationale, politique ou culturelle, d’abord canadienne, puis québécoise.

À partir d’un travail sur la construction des monuments aux morts, de l’Histoire écrite dans ou par les manuels scolaires, et de l’utilisation de la guerre dans les œuvres littéraires, l’auteur met à jour trois instrumentalisations de l’armistice.

Pour les générations qui ont suivi la Première Guerre mondiale, célébrer le 11 novembre revient à glorifier le sacrifice des soldats canadiens pour leurs « deux mères patrie » : Grande-Bretagne et France mais aussi à célébrer l’effort de guerre du Canada, certes comme entité appartenant au Commonwealth et donc lié à l’Empire britannique, mais plus sûrement autour du Canada comme nation indépendante « d’un océan à l’autre », ce que l’auteur appelle aussi la « récupération œcuménique canadienne ». La guerre devient alors ce ciment national dont le Canada a besoin pour s’émanciper de la tutelle politique anglaise et acquérir son indépendance (Statut de Westminster, 1931). Dans la foulée, les Canadiens français mettent en exergue la participation québécoise à la guerre et valorisent l’action du 22e régiment, seul bataillon francophone.

Les deuxième et troisième mémoires sont propres au Québec.

La deuxième, qui émerge dans les années trente par le biais des manuels scolaires et des œuvres littéraires, serait plutôt une contre-mémoire, en ce sens qu’elle s’intéresse non aux faits de guerre, mais à la vie au Québec durant la guerre et où elle définit l’opposition à la conscription (1917-1918) et les émeutes de 1918 à Québec comme l’opposition des Québécois au gouvernement canadien. Les réfractaires deviennent alors les « véritables » héros de la guerre, tout comme ils sont les hérauts de la survie de la culture des Canadiens français au Canada.

Enfin, la troisième mémoire, élaborée à partir des années soixante et portée par les élites politiques et intellectuelles des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, accapare l’armistice dans une volonté d’émancipation québécoise, comme le gouvernement canadien l’avait fait à la fin de la guerre. Les conscrits réfractaires québécois sont alors l’emblème du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes dans un environnement géopolitique de décolonisation. Et Djebabla-Brun conclut : « […] la mémoire n’est jamais fixe […] elle interprète le passé en fonction d’enjeux sociopolitiques et idéologiques propres à son temps et à la génération qui les porte […] Les morts sont ainsi les instruments des vivants et contrôler son passé revient à chercher à contrôler son avenir » (p. 152).

Dès lors, la reprise de la célébration de l’armistice par le gouvernement québécois – abandonnée durant la décennie 1985-1994 – y compris en Europe, servirait le projet politique de reconnaissance d’un Québec libre et souverain. À tout le moins d’une nation québécoise au sein d’un Canada uni.

Philippe Lorenzo
Université de Picardie
France


Luís R. CARDOSO DE OLIVEIRA, Droit légal et insulte morale. Dilemmes de la citoyenneté au Brésil, au Québec et aux États-Unis. Traduit du portugais brésilien par Elizabeth Maria Speller Trajano et revu par Ana Maria dos Santos Franco Teles, Collection Américana. Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2005, 164 p., bibliogr.

Étrange tribu vue du Brésil que ces irréductibles Québécois qui ont produit la plupart des Premiers ministres de la fédération canadienne au cours des dernières décennies, mais qui persistent à réclamer plus d’autonomie et de reconnaissance de la part d’un pays du G8 reconnu par l’Organisation des Nations Unies comme offrant à ses citoyens une des meilleures qualités de vie au monde. Inspiré par la philosophie politique de Charles Taylor, Jürgen Habermas, Hans Gadamer et de Peter Strawson, entre autres, ce livre de l’ethnologue brésilien Luís Roberto Cardoso de Oliveira tente de cerner le « noyau du problème » des droits de citoyenneté en montrant que leur reconnaissance ne peut et ne doit pas reposer uniquement sur des bases légales et constitutionnelles. Le présent ouvrage est un recueil d’articles écrits entre 1997 et 1999, d’abord paru au Brésil en 2002. Il comporte certaines répétitions, quasi inévitables dans ce genre de publication, mais qui, heureusement, n’entachent pas la qualité de l’ensemble.

Un des intérêts de cette contribution est d’offrir une réflexion originale au sujet de la médiation possible entre les identités collectives et les droits de citoyenneté en contexte démocratique. Les droits de citoyenneté sont conçus comme devant présenter « un équilibre raisonnable entre les principes de justice et de solidarité, entre le respect des droits […] de l’individu et la considération envers la personne ou l’identité du citoyen » (p. 138). L’absence d’équilibre se traduit par un déficit de citoyenneté, notion qui apparaît ici comme un intéressant outil d’analyse. Ainsi, au Brésil, une préoccupation démesurée et sélective pour la considération se traduit par une difficulté à respecter les droits civils fondamentaux des citoyens « qui ne sont pas vus comme dignes d’une attention spéciale » (ibid.). En contraste, aux États-Unis, l’auteur note une difficulté à reconnaître la singularité de l’individu en contexte d’interactions sociales, ce qui entraîne une absence de considération pour les insultes à l’honneur ou à la dignité de la personne. Le cas du Québec au sein de la fédération canadienne apparaît comme « une demande légitime de reconnaissance, dont la négation est ressentie comme un acte de déconsidération ou comme une insulte morale » (p. 139).

La notion d’insulte morale ou d’acte de déconsidération découle de la recherche que mena l’auteur, à titre de conseiller bénévole, au sein d’une Cour des petites créances de la région de Boston aux États-Unis. Il observa alors que, dans beaucoup de cas, la dimension strictement monétaire et légale de la cause ne justifiait ni le temps, ni l’argent consacrés par les plaignants à leur démarche. En fait, une importante motivation des demandes formulées au tribunal découlait de la perception d’agression et d’insulte morale que pensaient avoir subies les plaignants. Ce sentiment de révolte contre une attitude perçue par le demandeur comme une agression envers son statut ou son identité en tant que personne morale était assorti, lors des diverses étapes de la démarche judiciaire, d’une recherche de reconnaissance et de réparation de l’insulte morale subie.

Une dimension que n’explore pas le présent ouvrage est celle de la « déconsidération économique » qu’un État indûment centralisateur inflige à ses citoyens et à ses constituantes régionales (argument que Lucien Bouchard avait efficacement mis de l’avant lors du référendum de 1995). L’auteur propose justement une analyse de « l’effet Bouchard » lors du référendum de 1995. Bouchard, alors chef du Bloc québécois, un parti voué à la défense des intérêts du Québec au Parlement fédéral, fut nommé négociateur en chef du camp souverainiste un mois après le début de la campagne référendaire. Luís R. Cardoso de Oliveira compare ce tribun passionné et charismatique à un chamane qui traversa une expérience éprouvante (l’amputation de sa jambe gauche atteinte par une infection) avant d’acquérir des pouvoirs spéciaux (p. 84). L’analyse d’extraits des discours de Bouchard se limite à une seule dimension de leur contenu : la rhétorique du ressentiment provoquant un sentiment d’indignation, mais l’auteur montre que Bouchard a su rendre intelligible, pour une partie de la population encore indécise, le sentiment d’insulte morale découlant de la non-reconnaissance de l’identité distincte du Québec par les instances fédérales.

Il faut souligner en terminant l’originalité et la fécondité de l’approche proposée par l’auteur qui met l’accent sur l’ethnographie et l’aspect symbolique des relations sociales pour repenser la citoyenneté, le droit et le champ politique, approche qu’il applique à trois contextes nationaux distincts qu’il a lui-même étudiés avec rigueur et considération.

Référence

CARDOSO DE OLIVEIRA L. R., 2002, Direito legal et insulto moral. Dilemas da cidadania no Brasil, Québec e USA. Relume Dumará : Núcleo de Antropologia da Política, Rio de Janeiro.

Robert Crépeau
Université de Montréal
Canada

Didier FASSIN, Faire de la santé publique. Rennes, Édition ENSP, 2005, 58 p., bibliogr.

Ce petit ouvrage de Didier Fassin publié par l’ENSP reprend la conférence inaugurale qu’il a prononcée le 8 décembre 2004, lors des journées de l’École Nationale de la Santé Publique (ENSP), à Rennes. Le texte de 54 pages a pour ambition déclarée de montrer au lecteur « ce que c’est que faire de la santé publique, c’est-à-dire comment elle s’est faite au quotidien » (p. 7). C’est également une version remaniée d’un article publié dans Public Health as Culture un numéro spécial du British Medical Bulletin (George Deavey Smith et Mary Shaw) « Culture of Health, Culture of Illeness ».

Le texte se divise en deux parties, la première, dite généalogique, pose le contexte et le cadre théorique de Fassin et la seconde, dite sociologique, ancre cette théorie dans un cas pratique, l’étude du l’émergence d’une épidémie de saturnisme. La partie généalogique (en référence à Foucault) est donc présentée comme traitant de « la constitution des corps et des populations dans le temps et l’histoire » et dans la deuxième partie, l’étude de cas permet l’analyse de la construction d’une politique sanitaire à partir de l’exemple du traitement du saturnisme, étude qu’il a effectuée avec Anne Jeanne Naudé sur « la réinvention de l’épidémie de saturnisme » dans le cadre d’une « Action Initiative » du ministère de la Recherche français.

Projet ambitieux donc, d’autant plus que le texte est court.

Dans l’introduction, Fassin met en vis-à-vis la définition de l’hygiène publique établie par Charles-Edward Winslow, initialement publiée dans la revue Science en 1920, et celle incluse dans la déclaration de la charte d’Ottawa de 1986 ; définitions qui tentent toutes deux, à des époques différentes correspondant à des ordres de rationalité distincts, de définir la santé publique. Leur reprochant d’être de grandes déclarations d’intentions tout à fait creuses, il se propose de brosser une définition qui serait davantage descriptive (ce qui se fait) que prescriptive (ce qui devrait se faire), car selon lui la santé publique « n’est pas dans ce qu’on en dit mais dans ce qu’on en fait » (p. 13). Négligeant ainsi le caractère performatif du discours ? la production de vérités ayant des effets notables sur la réalité ? la définition de la santé publique et du bien-être proposée dans la Charte d’Ottawa influence nécessairement la pratique de la médecine.

La partie généalogique (partie 1) tente donc de rendre compte en 14 pages de la manière dont s’est construit le gouvernement des vivants. Dès le départ, Fassin donne le ton en rapportant deux expériences différentes qu’il range dans la catégorie de la prévention soit « une intention collective de remédier à un problème collectif qui menace l’intégrité du groupe » (p. 15). Ce faisant, il confond deux pratiques très différentes (rituel de purification dans un village africain et politiques de prévention occidentales qui, si elles sont là toutes deux pour prémunir la population contre un danger, ne reposent pas sur le même ordre de rationalité). Se concentrant ensuite sur le monde occidental, il montre comment, dès l’antiquité, l’Empire romain sous Auguste, s’appuyant sur une définition de l’État différente de celle des Grecs, met en place un système de santé publique à l’échelle de l’Empire. Le problème ici est que Fassin nous présente cette nouvelle attention pour la santé de la population comme une forme du pouvoir pastoral à la Foucault. Or, chez ce dernier, le pouvoir pastoral vient d’une idée inédite et étrangère au monde antique selon laquelle chaque personne doit être guidée par un rapport d’obéissance et qui provient de la pratique de la pastorale chrétienne. Rappelons que l’empereur Auguste naît en 63 avant J.-C. et meurt en 14 de notre ère : le pouvoir pastoral ne saurait donc se développer sous son règne, car ? au moins chez Foucault ? il est une extension, dans le domaine laïque, de la systématisation de la confession (au XIIe siècle). L’auteur passe ensuite de la Rome antique à l’exemple de l’empire Inca au XVe siècle, pour montrer, on le suppose, que le souci de la santé de la population est constant dans tous les grands empires. Mais si ces exemples nous montrent que les empires, de par leur structure politique, ont pour tradition de prendre en compte la santé de leur population, on ne peut pas qualifier ce souci de pastoral, du moins dans le sens que Foucault donne à ce terme. Fassin, qui fait souvent référence à Foucault, connaît bien l’importance d’effectuer un retour sur la constitution de nos catégories de pensée, seulement ici il va trop vite, mêlant des conceptions de la santé très différentes et s’intéressant davantage aux empires qu’à l’État nation, contexte où pourtant, comme l’a montré Foucault, se mettent en place les biopolitiques qui font du vivant un souci constant du pouvoir.

Faisant pourtant un clin d’œil appuyé à Foucault dans le titre de sa partie suivante (« surveiller et prévenir »), Fassin avance sans creuser plus avant (malheureusement, car c’est ici que réside le cœur de son propos) que « Avant d’être un savoir, la santé publique manifeste donc un pouvoir », (p. 20). Il s’en suit une définition du problème de la santé publique dont Fassin montre bien vite les limites (il cite par exemple les travaux de Haking sur la maltraitance infantile et sa constitution en problème de société). Ainsi, selon l’auteur, et nous abondons dans son sens, c’est par un retour à la pratique que l’on peut comprendre comment un problème social se réécrit en problème sanitaire.

Dans la deuxième partie, « Sociologie », l’auteur entend montrer que la santé publique est avant tout une pratique culturelle. Dans une perspective constructiviste et réaliste (qui renvoie donc à la « manière dont les agents sociaux construisent un problème de santé et l’inscrivent dans l’agenda politique » p. 32) qui permet de comprendre en quoi les problèmes sont le « résultat de structuration et d’agencement du monde social » (p. 32), il nous présente, de manière fort documentée et argumentée, la constitution de l’épidémie de saturnisme en France en problème de santé publique. Cette partie, contrairement à la partie généalogique à notre avis, est particulièrement réussie. Ainsi, il est démontré de façon convaincante comment l’émergence d’une épidémie n’est pas tant le fait d’une augmentation des cas que de celle de la sensibilité des indicateurs et des pratiques. Ainsi on voit très bien comment le saturnisme « change de main » : d’un problème toxicologique, il devient un problème d’intervention sociale ; de nouvelles formes de pratiques (enquête de voisinage) sont mises en place pour dépister la maladie, la liste de symptômes s’étend jusqu’à une forme asymptomatique de la maladie, etc. Ce faisant, il pointe du doigt les insuffisances du système de santé qui,) d’explications culturalistes bancales (la Pica, pratique géophagique qui expliquerait pourquoi les enfants mangent de la peinture au plomb) en jugements à l’emporte-pièce (même sous le sceau de la science) stigmatisent des segments de la population française sans pour autant les aider. Le saturnisme étant tout d’abord dû à l’insalubrité des logements occupés par les tranches les plus pauvres de la population, c’est sur la pauvreté qu’il faudrait agir, mais comme le note Fassin, « force est de constater qu’il y a loin de la loi à son application. Deux ans après le vote de la législation sur la prévention du saturnisme infantile, moins d’un pour cent des personnes exposées avaient été relogées ou avaient bénéficié d’une réhabilitation de leur logement » (p. 53).

Ce court ouvrage, on l’aura compris, prête à discussion. Tout d’abord, ni conférence, ni article, ni monographie, ni essai, il n’arrive à atteindre les exigences d’aucun format. Il s’agit davantage d’un copié collé que d’un ouvrage dont l’ensemble aurait été pensé avec cohérence. La première partie, et c’est fort étonnant, est très imprécise. La deuxième, et c’est là la force de Fassin, est une belle mise en perspective de la construction d’un problème de santé publique. À cet effet, il peut s’avérer un livre intéressant pour ceux qui, débutant dans les champs de la sociologie ou de l’anthropologie de la santé, souhaitent comprendre comment donner une cohérence à leurs notes de terrain. Mais si l’ambition du livre était bien de nous montrer comment la santé publique s’est faite à la fois dans l’histoire et au quotidien (p. 7), force est de constater que le propos est manqué, du moins pour la partie historique.

Il est fort regrettable que les éditions de l’ENSP aient bâclé un ouvrage qui n’est ni à la hauteur du travail de Fassin (qu’on pense à Des mots indicibles. Sociologie des lieux d’écoute), ni à celle des ouvrages habituellement publiés par l’ENSP (qu’on songe à Lecorps et Paturet, Santé publique du biopouvoir à la démocratie).

Références

FASSIN É., 2004, Des mots indicibles. Sociologie des lieux d’écoute. Paris, La Découverte.

LECORPS P., 1999, Santé publique du biopouvoir à la démocratie. Rennes, ENSP.

Laure Blein
Université du Québec à Montréal
Canada

Chantale PROULX, Filles de Démeter. Le pouvoir initiatique de la maternité. Sherbrooke, GGC Éditions, 2005, 246 p., bibliogr.

L’ouvrage de Chantale Proulx se veut d’abord un hymne à la maternité ; ce passage dans la vie d’une femme, trop longtemps dévalorisé voire dénigré dans les sociétés occidentales. Y jetant tout à la fois un regard psychologique, symbolique, spirituel et social, l’auteure de Filles de Démeter propose des réponses au questionnement des femmes de même qu’un outil leur permettant de mieux affronter à cette étape majeure de leur vie.

L’ouvrage se divise en trois parties. La première traite de l’instinct maternel, relançant le débat sur son existence. S’il a été nié entre autres par le courant féministe, il est ici présenté comme une évidence, bafouée dans le but d’abolir les inégalités sexuelles. Cette résiliation aurait d’autant plus affecté le maternage et l’attachement mère-enfant, ce qui est à la source des grands maux psychologiques de notre société contemporaine selon le regard historique et transculturel de l’auteure. Le maternage intensif, bien que suscitant toujours la critique et entraînant ainsi les mères dans la solitude et l’isolement (p. 45), est plutôt prôné par Proulx et présenté comme une solution, dans une perspective de santé collective.

La deuxième partie présente l’analogie entre la maternité et les rituels initiatiques, disparus de nos sociétés « trop individualistes » pour assumer ce passage servant « à se fondre au collectif » (p. 56). La discussion s’organise selon les trois étapes des rituels identifiées par Van Gennep. La grossesse, ou la séparation de l’état d’origine qui constitue la première étape de tout processus initiatique, est caractérisée par le renoncement. L’accouchement, point culminant du processus, est un déchirement, une douleur nécessaire à la réalisation et l’acceptation du statut subséquent. Or, notre réponse pharmacologique à la souffrance empêche plusieurs femmes d’accomplir ce passage. La douleur assumée permettrait une prise de conscience et « une conversion de la douleur en un pouvoir de pénétrer l’inconnu et l’imprévisible » (p. 110). L’agrégation ou le retour à la communauté est la dernière étape du grand processus de transition. C’est l’étape qui, selon Proulx, fait défaut dans notre société, où les femmes se retrouvent seules pour les relevailles. En ce sens, l’auteur suggère que le manque de valorisation et surtout d’espace pour ce qu’elle nomme le grand continent féminin du « yin », de même que la passivité et l’éloignement obligé d’un monde extérieur, performant et compétitif, sont les causes de plusieurs dépressions postnatales. L’accueil par une communauté de femmes ne se fait plus, alors que la coupure intergénérationnelle laisse la nouvelle mère devant un vide. Suivant une analyse psychanalytique, Proulx suggère encore que la solitude de la nouvelle mère face aux démons de sa propre enfance affecte son psychisme et accentue les difficultés engendrées par la maternité.

La troisième partie aborde plus largement la transformation identitaire engendrée par la maternité. À l’image des poupées russes, dont la gente masculine est exclue, l’auteur soutien que les femmes font des femmes, qui à leur tour font des filles, et que chacune d’entre elles doit se guérir de sa relation à sa propre mère non seulement pour mieux vivre sa relation avec sa fille mais pour récupérer sa féminité, sa spécificité. Un regard posé sur l’expérience de la maternité à l’extérieur du monde occidental met en lumière l’individualisme de notre culture et l’isolement dans lequel les mères sont ici confinées. Selon Proulx, l’espace relationnel qui permet aux femmes de témoigner du grand passage qu’est l’accouchement fait cruellement défaut dans nos sociétés, ce à quoi elle propose de répondre par la création de noyaux de vie communautaires féminins (p. 231).

En conclusion, l’auteure réitère l’importance d’une maternité maternante, caractérisée par l’allaitement, les contacts et l’attachement, Elle ajoute qu’il est nécessaire de prendre soin des jeunes mères pour les guérir de leur passé et d’ainsi protéger les jeunes filles d’une répétition des blessures causées par la maternité. En ce sens, Proulx insiste sur l’importance de redonner à cette phase de la vie d’une femme son caractère risqué, difficile voire traumatisant, afin de démystifier ce grand sacrifice et d’arrêter de le voir comme une simple étape de l’amour dans la vie de couple. Si d’une part, elle compare la maternité à un rituel initiatique, elle déplore d’autre part le silence et l’absence de lieu d’échange sur l’épreuve de l’accouchement. Ainsi, l’auteure propose de façon quelque peu paradoxale de redonner à cet événement le caractère sacré qui lui revient, sans toutefois vouloir conserver le « secret », habituellement lié au sacré.

Bien qu’on puisse lire qu’il s’agit d’une étude qualitative réalisée auprès d’une dizaine de femmes, la méthode n’est pas détaillée et les nombreuses sections qui se succèdent donnent davantage l’impression d’un grand témoignage livré par l’auteure, sur son propre vécu et sur des observations effectuées lors de ses voyages. Ses constats sont appuyés par quelques citations de femmes rencontrées au cours de thérapies ou lors d’entretiens amicaux. Chantale Proulx est avant tout mère et psychologue, et nous présente à travers son récit diverses théories de cette discipline. De Jung et Freud à la mythologie grecque, en passant par l’idéologie bouddhiste, les contes de fées et le folklore, l’auteure couvre un large terrain pour souligner l’universalité du pouvoir de la maternité.

Si l’ouvrage de Proulx se situe clairement dans le courant féministe de la différence ? où les femmes sont valorisées par leurs différences et leurs caractéristiques exclusivement féminines ? son ancrage anthropologique est plutôt faible, limité à des impressions ressenties lors de voyages à l’étranger et à une littérature datant parfois de près de cinquante ans. Inspirés de l’anthropologie de la personnalité et de l’œuvre de Margaret Mead, les propos de l’auteure sont bien souvent réducteurs, figés dans le temps et homogénéisants. Des faits observés chez quelques individus par des anthropologues du siècle dernier sont repris et appliqués à tout un peuple voire un continent. C’est ainsi qu’on peut lire que les femmes brésiliennes accouchent avec facilité (p. 111), que les bébés africains sont calmes et heureux (p. 40), que leurs mères chantent dans la douleur tandis que les Indiens sourient le ventre vide (ibid.). Les habitants d’Alor, pour avoir été transportés dans des paniers, seraient « marqués par l’inquiétude, dotés d’une personnalité dépourvue de tout esprit d’entreprise et plein d’agressivité » (p. 36). On y apprend également que les peuples primitifs, moins développés, sont plus près de leur animalité (p. 40). Si plusieurs de ces propos sont réducteurs envers certaines sociétés, c’est toute la discipline anthropologique qui semble mal comprise et réduite à de simples « témoignages » exotiques.

En dépit des lacunes quant à la portée anthropologique de cet ouvrage, l’auteure réussit à soulever des points intéressants et à ouvrir sur des pistes de réflexion sur la valeur accordée à la maternité dans une société qui tend de plus en plus vers l’individualisme. Il est à espérer que cet ouvrage réussisse à rejoindre des femmes isolées par la maternité, et à leur transmettre la force nécessaire pour l’assumer voire l’apprécier, à l’image de la grande déesse grecque Déméter.

Stéphanie Arseneau Bussières
CERMIM, Centre d’Études et de Recherches sur les Milieux Insulaires et Maritimes, affilié à l’UQAR
Rimouski, Canada

Judith FARQUHAR, Appetites. Food and Sex in Post-socialist China. Durham et Londres, Duke University Press, 2002, 341 p., bibliogr., index.

Cet ouvrage examine comment les pratiques de la vie quotidienne des habitants de la Chine postsocialiste sont encore fortement habitées par celles de son passé maoïste. Plus particulièrement, l’auteure explore la manière dont les désirs et les envies des individus s’expriment, et comment les valeurs de la période maoïste, profondément ancrées dans le travail, la production et la collectivité, ont fait place à des pratiques et des discours articulés autour du marché, du capitalisme et de l’individualisme. Farquhar analyse ces changements à travers l’examen minutieux des évènements « ordinaires » de la vie quotidienne, s’exprimant dans les expériences « encorporées » qui s’articulent autour de l’appétit pour la nourriture et le sexe.

L’originalité de l’ouvrage se situe dans cette perspective, qui allie des intérêts pour les pratiques concrètes, l’expérience sentie et le discours. Par ailleurs, ce livre est remarquable par son approche des questions ethnographiques. En effet, l’auteure, qui possède une longue expérience de recherche en Chine sur des questions liées à l’anthropologie médicale et du corps, combine à ses données ethnographiques une analyse de discours d’ouvrages cinématographiques, littéraires, publicitaires et scientifiques. Elle effectue ainsi un mélange de sources et de genres, interprétant ces ouvrages comme étant des textes ethnographiques à part entière. Qualifiant son approche d’ethnographie itinérante ou cosmopolite, elle puise dans ces sources et y traite le corps comme étant une formation de la vie quotidienne, alors que cette dernière est profondément marquée par les discours, qui sont à leur tour alimentés par la vie matérielle. Par cette anthropologie singulière du corps, l’auteur relève le défi qu’elle se pose de ne pas insister sur l’exotisme de la Chine, mais au contraire de la présenter comme étant un lieu de production d’expériences communes dans ses fondements au reste du monde.

À travers son livre, qui couvre dans un premier temps le rapport corporel à la nourriture, l’auteur examine les paradoxes, les résistances et les négociations ancrés dans l’amalgame des périodes maoïstes et postsocialistes. L’auteur présente entre autres comment les pratiques de la médecine traditionnelle chinoise traitent les corps marqués par des politiques ayant causé des famines. Farquhar démontre, grâce à l’analyse de trois œuvres cinématographiques provenant d’autant d’époques, comment le corps et l’alimentation sont des faits politiques changeants. Les histoires personnelles qui émergent dans ces productions montrent comment l’individualisation à laquelle on assiste ne constitue pas une dépolitisation, mais plutôt une privatisation de la société dans la quotidienneté, entraînant un certain malaise pour la génération qui chevauche actuellement les périodes du maoïsme et de la réforme. Ce malaise est lié aux privations et aux excès vécus, comme la pratique nouvelle de dresser de grands banquets en témoigne, des phénomènes interprétés à la lumière des principes de la médecine chinoise.

Dans la deuxième partie du livre, l’auteure poursuit sa réflexion en étudiant comment la vie des individus, la sexualité et l’érotisme s’articulent dans la culture populaire des dernières années, soulignant de nouvelles valeurs politiques libérales. Elle examine la manière dont les individus et les corps se privatisent et sont construits à travers la sexualité moderne. En étudiant les campagnes d’éducation sexuelle et les enquêtes nationales sur la sexualité des Chinois, Farquhar avance que l’État construit ce qu’il dit décrire. Il normalise et naturalise la sexualité qui émerge de ses études, créant un objet scientifique et pédagogique qui avance le projet civilisateur de modernisation nationale et de normalisation bourgeoise. Ce processus est en marche au moment où les textes anciens sur l’art érotique chinois sont de nouveau permis et mis de l’avant dans la culture populaire, contribuant ainsi d’une manière renouvelée au nationalisme chinois. S’inscrivant en faux par rapport au maoïsme, ces textes, avant que de parler de sexe, renvoient au monde moderne et global dans lequel se trouve la Chine, où les désirs privés et l’art ancien sont désormais permis.

L’ouvrage de Farquhar n’est pas un livre sur l’histoire récente de la Chine ou une analyse traditionnelle des défis qu’affronte ce pays dans le contexte de la mondialisation. C’est plutôt un texte clé pour quiconque s’intéresse à la Chine dans ses détails et son histoire « parallèle ». De même, ce livre intéressera les lecteurs préoccupés par les problématiques liées au corps ainsi qu’aux questions ethnographiques. Chacun de ces éléments est exposé dans sa complexité, alors que l’auteur mélange avec beaucoup de finesse différentes perspectives ayant souvent été présentées comme dichotomiques dans la littérature. De même, cet ouvrage donne un angle de réflexion très original sur les questions de postsocialisme : la subtilité et la complexité de ce processus sont mises à jour, et non pas présentées sur une base temporelle linéaire où les valeurs, les perceptions, les enjeux, et les pratiques ne seraient que « naturels » à l’économie de marché. L’écriture vivante de Farquhar ajoute enfin à la qualité de ce livre qui contribue de manière importante à ce type d’étude.

Sabrina Doyon
Université Laval
Québec Canada

Albert PIETTE, Le temps du deuil. Essai d’anthropologie existentielle. Paris, Les Éditions de l’Atelier et Éditions ouvrières, 2005, 125 p., bibliogr.

Dans ce livre très personnel, Albert Piette évoque le deuil qui fut le sien après la mort de son père, il y a plus d’une quinzaine d’années. Il recourt ainsi explicitement à sa propre expérience pour tenir un propos dont la portée ne va pas de soi. Piette s’en explique d’ailleurs : cette « anthropologie existentielle » est finalement présentée comme la démarche consistant à « partir de sa propre expérience sous la forme d’une autoethnographie détaillée pour dire quelque chose sur l’être humain » (p. 113).

Piette évoque ainsi d’emblée sa socialisation catholique (dans une famille « croyante et pratiquante », p. 21), et la façon dont ses « croyances » sont intervenues au cœur de son deuil pour atténuer l’absence soudaine de son père, auquel le récit chrétien l’a aidé à donner une place. Le deuil en effet, pour Piette « constitue une expérience émotionnelle et cognitive qui, à travers un processus temporel variable, vise à amortir l’absence du mort » (p. 11).

Cette expérience du deuil psychique n’apparaît pas cependant dans cet ouvrage comme un processus seulement interne, échappant à la socialisation. Piette montre bien comment les catégories de pensée qu’il a héritées de sa socialisation catholique interviennent au cœur de son deuil, et ce, même si les moments de croyance ne constituent pas un état permanent : l’auteur insiste depuis longtemps, on le sait, sur le caractère ponctuel et l’hétérogénéité potentielle des états de croyances. Son attention aux habitudes de pensée et aux dispositions intériorisées qui sous-tendent la régularité constatable de tels moments apparaît mieux ici toutefois que dans d’autres travaux, lorsqu’il reconnaît par exemple que ses croyances catholiques « résultent d’une habitude passive », ou encore qu’elles sont « une affaire de biographie et de contexte » (p. 22). L’activation de telles dispositions d’esprit n’exclut pas toutefois les moments de doute, ni ceux où s’impose d’abord l’absence du défunt, et Piette rend bien compte des hésitations qui l’ont habité.

Mais intervient aussi au cœur de l’expérience du deuil de l’auteur une pratique étroitement liée à sa trajectoire d’intellectuel familier de l’écriture et à son « savoir-faire d’ethnographe » (p. 43). En effet, Piette, pendant les mois et les années qui ont suivi immédiatement le décès de son père, a couché sur papier une grande quantité de souvenirs qu’il avait de celui-ci, pour lutter contre l’oubli, et constituer une trace (et ce, même si le défunt a évidemment laissé d’autres traces : photos, outils, etc.). Mais écrire, c’est aussi continuer à donner du temps et de l’attention au défunt, en mobilisant à son intention (« ce faisant, il me semble aussi que j’honore la mémoire de mon père » – p. 45) une compétence professionnelle intériorisée. Cette écriture, qui évolue avec le temps, durera un peu plus de deux ans, jusqu’à ce que l’auteur perde l’énergie nécessaire et rentre dans un « nouveau mode d’existence », où la présence de son père s’est faite plus discrète, même si l’oubli, « ce n’est pas réduire à rien » (p. 109-112).

Piette prie quotidiennement Dieu ou son père pendant des mois, et est alors « assidu aux messes dominicales » (p. 57). Un peu moins de deux ans après le décès, il intensifie ses recherches d’informations « sur l’existence d’une autre réalité après la vie » (p. 57), sans jamais se départir toutefois d’un sens critique professionnel intériorisé : « la preuve de l’au-delà n’est convaincante qu’à partir de la croyance en celui-ci » (p. 68), et ce sont toujours les croyances validées par l’Église, dont il est familier depuis son enfance, qui suscitent sa plus forte adhésion. La croyance, toutefois, est une affaire complexe, et Piette fait certainement partie des anthropologues français qui ont régulièrement interrogé la notion dans la dernière quinzaine d’années. Ainsi, quand, dans les années qui suivent le décès de son père, il s’investit dans une recherche sur la vie quotidienne des paroisses catholiques en France, il remarque les « restrictions mentales » et les « modalisations » qui accompagnent les affirmations des fidèles et des prêtres qui lui parlent de leur foi (p. 85-90). Celles-ci font écho à ses préoccupations, à ses croyances et à ses doutes personnels, et il en déduit que les contenus religieux (Dieu, l’au-delà…) « créent un jeu de déplacements, d’arrêts et de rebondissements, comme si tout simplement ils ne pouvaient être “clôturés” par l’une ou l’autre des modalités de les re-présenter » (p. 94-95). Piette fait de cette incapacité à cerner la nature des entités et des réalités évoquées la spécificité profonde du mode de pensée religieux (p. 99). Il est difficile cependant de le suivre d’emblée sur ce terrain, dans la mesure où d’une part il y a certainement bien d’autres choses que de l’incertitude dans les systèmes de pensée religieux, et d’autre part pas mal d’incertitude et de tolérance de la contradiction dans la façon dont la « logique pratique » de la pensée ordinaire envisage au quotidien bien d’autres objets de pensée. L’ouvrage est toutefois, dans l’ensemble, incontestablement stimulant et intelligent, et offre une problématisation anthropologique originale du deuil psychique comme fait social.

Joël Noret
Fond national de la recherche scientifique
Centre d’anthropologie culturelle
Bruxelles Belgique

Christophe BROQUA, Agir pour ne pas mourir! Act Up, les homosexuels et le sida. Paris, Presses de Sciences Po, 2005, 480 p., bibliogr., index.

La publication de la thèse d’anthropologie de Christophe Broqua apporte une nouvelle contribution aux récents travaux consacrés à la compréhension du militantisme au sein des associations de malades. L’auteur a choisi d’aborder la question, déjà largement étudiée, des mobilisations en faveur de la lutte contre le sida à partir d’un questionnement original sur les relations entre l’homosexualité et le sida. Son étude est ainsi centrée sur l’articulation des identités homosexuelles et séropositives au sein de l’association Act Up dont il souligne d’emblée la spécificité : « À la fin des années quatre-vingt, Act Up va ainsi devenir en France le principal espace (sinon le seul) où se conjuguent l’expression de la séropositivité et celle de l’homosexualité » (p. 48). L’ouvrage développe une approche à la fois sociologique, politique et anthropologique de l’association à partir d’un travail d’observation participante mené pendant six ans et complétée par une série d’entretiens.

Act Up Paris est née de la rencontre d’un homme, Didier Lestrade, et de l’association américaine Act Up New York fondée en 1987 par L. Kramer afin d’exercer une activité de lobbying auprès des pouvoirs publics. À l’encontre des autres associations s’efforçant de « deshomosexualiser » le sida, Act Up s’inscrit dans une « seconde génération associative » dont le mot d’ordre est la publicisation de la figure de l’« homosexuel séropositif ». La création d’Act Up en 1989 participe ainsi à une « repolitisation » du mouvement homosexuel en France par la mise en avant d’un discours sur la maladie imputant la responsabilité de l’épidémie aux pouvoirs publics et revendiquant un lien entre le sida et l’homosexualité. Ce « référentiel identitaire » homosexuel s’exprime notamment à travers le rôle prépondérant de l’association au sein de la Gay pride ou encore l’usage du triangle rose et la métaphore du sida comme nouvel holocauste en tant que dénonciation de la passivité des pouvoirs publics face au virus.

La valorisation de la figure de l’homosexuel séropositif permet également de rendre compte des logiques d’investissement au sein de l’association. Les personnes séropositives y voient en effet leur stigmate transformé en identité positive. Mais l’épidémie occupe également une place essentielle chez les militants séronégatifs (largement majoritaires). Le risque de contamination joue en effet un rôle déterminant dans la mise en forme de l’identité homosexuelle du fait de l’identification opérée entre homosexualité et sida. L’engagement au sein d’Act Up, seule association permettant ce « travail de mise en cohérence », faciliterait la résolution de la « tension identitaire » générée par la découverte de son homosexualité. L’auteur met au final en évidence la place croissante du sida dans la socialisation des homosexuels masculins.

Broqua souligne enfin les évolutions de l’association après la découverte des trithérapies en 1996. Act Up tente alors de conserver sa position de groupe homosexuel radical par le développement de nouveaux modes d’action tels que l’outing ainsi que par le déploiement d’une identité davantage fondée sur une logique de service. Enfin, la défense des différentes minorités touchées par l’épidémie (toxicomanes, détenus, étrangers, etc.), et plus largement l’engagement en faveur du « mouvement social », permet à Act Up de conserver une dimension politique. La nécessité de relégitimer une association exposée au risque de dissolution s’exprime enfin à l’occasion d’une importante controverse au sujet du bareback, c’est-à-dire la pratique consistant à rejeter délibérément toute prophylaxie lors de rapports sexuels. Act Up et en particulier son fondateur attaquent ainsi violemment deux écrivains incitant à la prise de risques. Broqua y voit une tentative de l’association, alors largement désertée par les homosexuels séropositifs, de s’imposer comme « centre de l’espace de socialisation homosexuelle ayant intégré l’expérience du sida » (p. 350). Ainsi, après une période où Act Up réussit à apparaître comme le lieu de mise en cohérence de l’homosexualité et du sida, l’auteur observe une rupture entre l’association et la communauté homosexuelle comme en témoigne la défection de son fondateur ou l’élection à la présidence d’une personne hétérosexuelle séronégative.

L’ouvrage de Broqua se distingue par son minutieux travail de restitution et ses prises de position originales. Deux limites méritent néanmoins d’être signalées. L’administration de la preuve apparaît tout d’abord souvent insatisfaisante. La confrontation d’Act Up avec d’autres associations demeure ainsi trop rare et les recherches déjà effectuées sur l’association sont peu exploitées. Mais surtout l’usage des entretiens apparaît critiquable. Souvent peu cités, les entretiens, qui se situent souvent davantage dans un registre émotionnel qu’explicatif, relèvent d’un usage trop « commémoratif ». Cette dernière remarque est sans doute à mettre en lien avec la position de l’auteur à l’égard de son objet d’étude. À plusieurs reprises, les propos de Broqua font figure de justification des prises de position de l’association, comme au sujet du degré de violence des actions d’Act Up. L’analyse aurait ainsi probablement gagné en pertinence à se détacher davantage de la spécificité de l’association pour mieux souligner les conditions de possibilité des phénomènes étudiés. Broqua n’en apporte pas moins une importante contribution à la sociologie de l’épidémie de sida.

Éric Farges
Institut d’Études Politiques de Lyon
France

Michel DORAIS et Éric VERDIER, Sains et saufs. Petit manuel de lutte contre l’homophobie à l’usage des jeunes. Montréal, VLB Éditeur, 2005, 167 p., bibliogr.

Je suis petit. Je suis pédagogique sans être didactique. Je suis dialogique sans être dialectique. Je ne donne pas de leçons mais prodigue des conseils pratiques. À l’instar de certains mouvements alternatifs, je propose une alternative à cette pensée pour qui le monde est toujours séparé en catégories binaires et hermétiques : hétéros-homos, hommes-femmes, bons- méchants, normaux-anormaux. Je suis un palliatif au manque chronique de renseignements fournis aux jeunes dans le cursus scolaire traditionnel. Je suis un Petit manuel de lutte contre l’homophobie à l’usage des jeunes.

Je suis né de réalités concrètes, lourdes de situations passées mais riches d’expériences à venir.

Aujourd’hui encore, les jeunes de la diversité sexuelle (gays, lesbiennes, bisexuels et transgenres) essuient des moqueries, des remarques désobligeantes, des injures, des humiliations, des menaces, des sévices physiques même. Les difficultés scolaires ou même les tentatives de suicide dues au harcèlement, les fugues et l’itinérance dues au rejet parental, la toxicomanie due à l’homophobie intériorisée jalonnent souvent ces parcours de vie. C’est la raison pour laquelle j’appelle un futur où le respect des différences serait une préoccupation quotidienne tant des institutions que des citoyens. Pour ce faire, je livre des perspectives qui permettent non seulement de surmonter les difficultés ou traumatismes causés par l’intolérance et le rejet, mais aussi de les éviter, de les contrecarrer même, autant que faire se peut.

En ce sens, je suis pragmatique. Afin de lutter conte toute forme de normopathie, de sexisme, d’hétéro-conservatisme et autres violences symboliques silencieuses, d’autant plus insidieuses qu’elles s’ignorent comme telles, je te propose des argumentaires critiques (« Pour t’aider à mettre K.-O. les affirmations erronées »), des expériences pratiques « planifier sa “sortie” ou son coming out », « accompagner le dépôt d’une plainte pour harcèlement ou violence homophobe »), ou encore des trucs à retenir. De brefs dialogues t’aideront à désamorcer les stéréotypes qu’ils soient négatifs ou positifs ainsi que les interrogations et affirmations sans-gêne, qui prétendent à la consistance et ignorent leur propre insistance : « Quelles sont les causes de l’homosexualité? ». « Les homosexuels et les lesbiennes sont des pédophiles ». « Ces gens là ne pensent qu’au sexe ». « Même les bêtes ne font pas ça, c’est contre-nature ». « As-tu déjà essayé de faire l’amour avec quelqu’un de l’autre sexe au moins? De cette façon, tu en auras le cœur net! ».

De là se dessinent les nuances et subtilités inhérentes à de nombreuses situations. Les enjeux liés à l’égalité de la diversité sexuelle (qui ne sont autres que ceux de la diversité humaine) ne se situent pas seulement au plan juridique, mais relèvent d’une forte dimension symbolique. « Il faut toujours qu’ils s’exhibent en folles ou qu’elles soient des camionneurs ». Voilà l’image du LGBT1 que certains attendent, voilà l’image du LGBT que d’autres nourrissent. Les images prennent le visage de nos vérités. Jusqu’à quand? Le règne de ces images stéréotypées de la diversité sexuelle commande qu’on y reste ou qu’on en sorte. Il s’agit de savoir comment on en sort dans le premier cas (groupe de parole et de soutien, participation à la marche des Fiertés) et pourquoi on y reste dans le second.

C’est la raison pour laquelle je donne à entendre les témoignages de Kathia, de Ziggy, d’Allan, et relate les « histoires vraies » de Marie, Rémi, Antoine et Thierry. Je propose d’éprouver et de décrire comment l’attente collective s’installe et façonne des représentations qui suscitent des conduites. Autrement dit, je cherche et j’écoute la société du marginalisé pour mieux démonter les mécanismes de la marginalisation engendrée par la société. Une marginalisation qui se conjugue sous trois formes pour reprendre les distinctions effectuées par Flora Leroy-Forgeot : une homophobie active, une homophobie passive et une homophobie de détournement.

Mais quelle que soit l’étoffe dont se pare cette limitation de l’autre, un constat s’impose : c’est l’intolérance homophobe qui blesse et parfois tue certains jeunes, et non l’homosexualité, ou le lesbianisme, ou le transexualisme, ou le non-conformisme. Il convient donc de délaisser le « je » qui a animé ce compte rendu pour un « nous ». Un nous qui mêle réflexion, action et interaction. Un nous qui participe à « bien vivre avec et pour autrui dans des institutions justes » (Ricœur 1990 : 381), car nous avons à expliquer à des jeunes qu’ils sont SAINS et qu’ils peuvent s’en sortir SAUFS tout en étant différents. Alors comment les aider à s’aider? Faites-moi circuler de mains en mains. Ni plus, ni moins.

Référence

RICOEUR P., 1990, Soi-même comme un autre. Paris, Seuil.

Mouloud Boukala
Université Lumière-Lyon 2
France

Jeannine KOUBI, Histoires d’enfants exposés. Pays toradja, Sulawesi, Indonésie. Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2003, 425 p., cartes, photogr., gloss., bibliogr., index.

Jeannine Koubi, ethnologue au laboratoire « Asie du Sud-Est et Monde Austronésien », du CNRS, a effectué plus de quatre années de recherches sur les Toradja, ou « Hommes de la montagne », de l’île de Sulawesi en Indonésie, les anciennes Célèbes. Elle a déjà consacré un ouvrage resté fameux aux rites funéraires des Toradja : Rambu Solo’, la fumée descend. Le culte des morts chez les Toradja du Sud (1982), ainsi que de nombreux articles scientifiques sur d’autres aspects de cette société de langue austronésienne.

Cette fois, ce n’est pas de la mort ni des ancêtres qu’elle nous entretient, mais, à partir de la riche tradition orale de cette société attachante, de l’autre bout de la chaîne intergénérationnelle : des enfants. Plus particulièrement de ceux qui ont été « exposés », c’est-à-dire marqués, blessés, révélés, particularisés, pour une raison ou une autre, en quelque sorte initiés et à qui sont possiblement dévolus aventures épiques, destins tragiques et hors du commun, situations héroïques ou victoires improbables sur l’adversité, naturelle ou surnaturelle. Ces récits, en même temps qu’ils témoignent de douleurs propres à la société toradja, de drames et dangers qui la menacent, marquent avec finesse et force un espoir de les dépasser, de les vaincre, de les annihiler, et donc ils illustrent la main tendue des Toradja vers le reste de l’humanité qui partage les mêmes angoisses et mène une identique quête d’hypothétiques solutions.

Jeannine Koubi nous propose au préalable une très dense et passionnante introduction qui résume en quelque sorte la société toradja, relevant de la sphère des espaces sociaux restreints, ce que l’on a nommé aussi les « civilisations du végétal et de l’oralité » (opposées aux espaces sociaux larges de l’écrit et du bâti) dans ses grandes lignes et dans ses denses imbrications et entrelacs sociaux, religieux, économiques, politiques et culturels, bien localisée à l’aide de trois cartes informatives et éclairantes. Soulignons que la clarté du style, précis, chirurgical même, la richesse des matériaux ethnographiques proposés font de cette introduction un ouvrage dans l’ouvrage, en forme de monographie dédiée à cette société d’Indonésie, fameuse notamment pour ses expressions esthétiques, tant architecturales que rituelles ; la présence de cette introduction, comme celle des index détaillés, font de ce livre un véritable ouvrage de référence général sur les Toradja.

Puis viennent les récits de la tradition orale eux-mêmes, dans une présentation agréable au lecteur – qui peut découvrir ceux-ci comme il lirait des contes d’ici ou d’ailleurs, pour leur seul intérêt littéraire –, mais qui restent de très performants outils ethnographiques puisque chaque récit est annoté avec utile précision dès qu’il est nécessaire d’expliquer ou d’éclairer la matière culturelle qui est ici brassée.

Outre des éléments d’information de prime importance, ces récits révèlent surtout une manière autre de se concevoir et de concevoir le monde, une manière proprement toradja, et proposent également la chair ethnographique nécessaire à saisir dans leur fonctionnement quotidien des institutions aussi célèbres – et pourtant si méconnues – que la dichotomie « aîné-cadet » ou encore l’importance de la surnature et des signes issus de celle-ci ou proposés vers celle-ci, omniprésentes en Asie du Sud-est mais encore trop ignorées de la plupart des étrangers aux cultures et sociétés d’Asie du Sud-Est et d’Extrême-Orient.

Vient enfin une synthèse en forme d’épilogue qui propose explications et éclaircissements nécessaires d’une manière globale, et surtout qui pose les jalons d’une étude comparative, encouragée pour prétendre extirper l’essentiel de ces récits à la fois distrayants, informatifs et pédagogiques : l’on parle ici aussi, et peut-être surtout, des relations de couple, de la relation mère-enfant, de la question de l’inceste, de l’éducation parentale et sociale, du respect des règles sociales et du prix à payer en cas de manquement à ces règles, du cycle de la vie individuelle, de la transmission culturelle et identitaire, de la place des handicapés sociaux et physiques dans la société, du fatalisme et du déterminisme, de la jalousie, de la maladresse, du mensonge et de la sincérité, de l’adoption et de l’abandon, de la dette (pécuniaire ou mythico-religieuse), du talent ou du don, de la relation entre nature et surnature, de la relation entre espace cultivé ager et espace sauvage sylva, de la folie, et aussi de la possibilité pour chacun, en fonction de ses dons, de son savoir et de son courage, d’échapper à tout état, à toute position au profit d’un autre état, d’une autre position, en tout cas vers un mieux-être, dans une perspective positive et au profit d’un éternel renouvellement et d’un renforcement des valeurs constitutives de l’identité ethnique et culturelle de la société des Toradja permettant la repoduction de celle-ci à travers générations et époques.

L’ouvrage, dense, volumineux, riche d’une connaissance intime des Toradja, issu d’une rigoureuse ethnographie, bien écrit, d’élégante facture, est servi par un excellent appareil critique : un glossaire des termes toradja utilisés, une copieuse bibliographie excellemment présentée, un index analytique bien pensé permettant d’utiliser l’ouvrage à l’instar d’une utile monographie et faisant de lui un document de référence, enfin un index du nom des personnages mythiques ou légendaires évoqués dans ce livre. Mais surtout, et l’initiative mérite d’être soulignée et saluée, l’auteur a tenu à proposer, outre la traduction française de vingt-six récits inédits de la tradition orale recueillis, le texte de ces mêmes pièces transcrit en toradja, pour une restitution de la recherche vers les premiers concernés. Or, connaissant la difficulté qu’il y a de nos jours à publier des ouvrages ethnographiques et particulièrement les textes en langues vernaculaires, à l’audience forcément limitée, c’est l’un des points forts de l’ouvrage.

De belles illustrations photographiques présentées en différents cahiers, toutes dues à l’auteur, tant en noir et blanc qu’en couleurs, complètent harmonieusement les textes en leur apportant une réalité visuelle bienvenue au plan documentaire et qui facilite l’envol et le cheminement de la pensée au plus près d’un terrain exotique, donc a priori peu aisé à saisir dans sa complexité si lointaine, car esthétiquement attirante et donc motivante.

Jeannine Koubi nous donne ici un ouvrage profondément original, que l’on sent très proche de la pulpe vitale de la société toradja, et d’une réalité ethnographique bien saisie dans sa réalité, tant quotidienne et naturelle que mythique et surnaturelle. Une réussite.

Référence

KOUBI J., 1982, Rambu Solo’, la fumée descend. Le culte des morts chez les Toradja du Sud. Paris, CNRS.

Pierre Le Roux
AFESIP International
Phnom Penh Cambodge

Don KALB et Herman TAK (dir.), Critical Junctions. Anthropology and History beyond the Cultural Turn. New York, Berghahn Books, 2005, 185 p., bibliogr., index.

Comment fournir un antidote efficace à une forme d’épidémie intellectuelle – le « Cultural turn » – qui ravage, depuis la fin des années 1970, l’anthropologie et l’ensemble des sciences sociales aux prix d’une « déforestation » analytique? Ce que le textualisme pense en effet gagner en compréhension des significations, telle la thick description de Clifford Geertz, il le perd en attention à la complexité de la réalité sociale et politique, qui ne cesse de se transformer. Pire, au lieu de réduire l’opacité en simplifiant l’analyse, il l’augmente parfois en logorrhée…

Toutefois, la cible de ce collectif dépasse largement le réductionnisme textualiste postmoderne et les divers avatars du culturalisme pour formuler, au fond, une question épistémologique épineuse : comment se débarrasser de la totalité au principe des réifications anthropologiques du local ou des communautés et des nationalismes contemporains, qui hantent notre actualité? Et quelles en seraient les conséquences? La discipline deviendrait-elle sans objet? Perdrait-elle sa spécificité ou sa scientificité? On pressent déjà combien le débat peut être statique et stérile si l’on s’enferme dans de vieilles querelles scolastiques entre démarches antagonistes.

C’est un écueil auquel échappent les contributions, car s’il s’agit d’une sorte d’état des lieux des critiques des concepts de l’anthropologie, l’ambition est également de proposer un état des possibles reconfigurations de la discipline anthropologique. Il ne s’agit pas de saborder le navire, mais de le reconstruire : une science ne se fonde pas une fois pour toute in abstracto en cale sèche, mais plutôt en pleine mer avec les moyens du bord, et le plus souvent, au cœur même de la tempête…

D’un point de vue épistémologique, interroger la validité du concept de totalité en tant qu’unité idéale d’analyse (le mythe du terrain) ou d’objet analytique pertinent (l’ethnie, la culture, la structure), c’est dégager deux grands enjeux méthodologiques : (i) Comment relier des échelles différentes : l’interaction de l’ici et du « là-bas », la transformation de l’avant en maintenant? (ii) Comment relier des dimensions (sociale, politique, économique, symbolique) différentes en montrant que les rapports de sens sont aussi des rapports de forces (des pratiques sociales traversées par la question du pouvoir)? Ces questions parcourent comme un fil rouge le propos liminaire de Don Kalb et Herman Tak comme les textes de mise en perspective de Marilyn Silverman et Philip H. Gulliver (chapitre 7) et de Gerald Sider (Chapitre 8).

D’une certaine façon, les solutions de l’équation sont bien connues, mais elles manquent de simplicité pour véritablement être heuristiques. L’anthropologie dynamique de Georges Balandier ou le structuralisme génétique de Pierre Bourdieu tentent à leur façon d’échapper au réductionnisme anthropologique, chacun s’étant d’ailleurs réfugié sous l’étiquette de « sociologue »… pour réintroduire des dimensions analytiques négligées. Les huit contributions réunies par Don Kalb et Herman Tak présentent la même stratégie de dépassement de la question ou du piège de l’échelle en recherchant la « jonction critique » entre anthropologie et histoire. Les segments classiques (anthropologie historique et histoire anthropologique) sont au même titre que les divisions disciplinaires (« science du passé » et « science du présent ») écartés pour leur statisme historique, et les auteurs se tournent plutôt vers une relecture de certains textes tout en en montrant l’actualité sur leur terrain de recherche respectif.

Éric Wolf (1923-1999) est sans nul doute l’auteur le plus cité et commenté de l’ouvrage en raison de sa fameuse analyse comparative des révolutions paysannes et de l’importance de son cadre d’analyse ; mais aussi Max Glukman (1911-1975) (Dan Handelman, chap. 1), car ses analyses de situations sociales, points de convergence d’une série de processus, permettent de décrire la vie sociale dans son élargissement d’échelle plutôt que dans une réduction d’échelle (p. 37). Les usages politiques du passé sont également une thématique omniprésente pour comprendre les divers enjeux : de revendications communautaires (Christian Giordano, chap. 2 ; August Carbonelle, chap. 4), de narration d’un évènement historique (Hermann Rebel, chap. 3), de classes sociales et d’inégalité (Don Kalb, chap. 5), de conflit de terre (Patricia Musante, chap. 6).

Si les questions de pouvoir, de violence ou d’évènements historiques dramatiques organisent la plupart de ces analyses, ce n’est pas pour formuler une anthropologie mi-naïve mi-compassionnelle de la souffrance humaine à grand renfort de phénoménologie, mais pour armer les sciences sociales d’outils d’analyse qui renouvellent radicalement l’intelligence des inégalités sociales comme des luttes de pouvoir. Plutôt que de percevoir le monde pavé des victimes de la domination, cette perspective donne à voir les tentatives de résistance, d’appropriation ou simplement d’action qui sont à l’œuvre dans toute pratique sociale.

Samuel Lézé
École normale supérieure
Paris France

Geneviève BÉDOUCHA, Éclipse de lune au Yémen. Paris, Odile Jacob, 2004, 348 p., illustr., gloss.

Le titre est un peu trompeur, je l’écris tout de suite, sans ambiguïté et sans nuance, pour épargner à tous ceux qui, au fil des pages, rechercheraient une ethnographie, ne serait-ce que brève et succincte, qui décrirait l’éclipse lunaire et les appréhensions socioculturelles autour de ce phénomène naturel. Bédoucha effleure à peine le sujet de l’éclipse (p. 185-187) et même quand elle en parle, elle le dépeint ? éprouvant colère et rage devant l’ignorance et la superstition de ses hôtes ? comme un moment insoutenable. Le récit de ces Yéménites lui importe peu, d’ailleurs, et elle ne le note point.

D’autres titres seraient probablement plus adéquats, Le journal d’une ethnologue au Yémen par exemple ou, mieux encore, La passion pour l’anthropologie. Car il s’agit plus ici du journal d’une ethnologue où elle décrit, somptueusement, sa passion pour l’ethnologie, ses pérégrinations et ses errances, mais aussi ses désarrois et ses angoisses. Elle dit l’immense exacerbation sur le terrain et le bonheur, toujours renouvelé, de l’immersion dans un groupe différent, étranger mais très vite aimé. Exaltation! est sûrement le mot qui revient le plus souvent sous la plume de Bédoucha ; mais également le mot voyage. La recherche d’une vallée à l’extrême Nord du Yémen, proche de l’Arabie Saoudite, où Bédoucha devrait séjourner, est un long périple épuisant, fait de doute et d’hésitations. Mais ce voyage ethnographique est tout aussi plaisant et enrichissant, avec toujours cette envie irrépressible de s’arrêter et le regret de repartir aussitôt. Et on sent cette grande impatience qui ronge l’ethnologue, une fébrilité, pour quitter, repartir, pour aller regagner le terrain, la vallée de ‘Akwân, dans cette campagne d’hommes rudes et fiers, guerriers et agriculteurs à la fois.

Mais Bédoucha voyage aussi dans le temps, elle retourne incessamment à son terrain précédent, dans les oasis d’el-Mansûra au Sahara tunisien. L’ancien terrain vient se superposer au récent et devient une sorte de référence, surtout qu’il s’agit d’une même aire culturelle : le monde arabo-musulman.

Les premiers moments de terrain, Bédoucha ne cesse de le répéter, sont très importants, car la suite du travail ethnographique et la nature des relations qui se tisseront plus tard en dépendent largement. L’ethnologue n’est pas la seule à observer, elle est tout autant observée, scrutée, jugée et même testée.

Et comment expliquer à tous ces paysans yéménites ce qu’elle vient faire chez eux? L’« histoire » est le mot magique, surtout dans un pays arabo-musulman ; les « coutumes », les « traditions » sont aussi des mots que l’anthropologue française emploie pour leur clarifier l’essence de son travail ethnologique. En plus des pratiques agricoles, les systèmes d’irrigation, les modes de répartition de l’eau de crue et la façon dont se cultive le sorgho, Bédoucha s’intéresse aussi à l’appartenance tribale ? la notion de frontière, la relation entre tribu et territoire ? et au coutumier tribal ? vengeance, réparation, honneur et opprobre. L’auteur dit ouvertement sa colère, sa rage et sa révolte contre la condition difficile faites aux femmes et elle souffre, écrit-elle, de leur ignorance et de leur soumission. Mais Bédoucha exprime également le plaisir et le bonheur d’être femme anthropologue dans un pays musulman où la séparation des sexes est de rigueur ; car être femme dans cette société lui donne cette liberté, ce privilège, de pouvoir passer à l’improviste d’un univers à un autre.

Dans le livre de Bédoucha, il existe une sorte d’émerveillement, très répétitif au demeurant, devant la beauté sauvage de ces hommes et femmes qui l’ont accueillie. Et par moment, on sent un ethnocentrisme, à peine tacite, digne d’une ethnologue de l’ère coloniale qui décrit minutieusement ses primitifs, ses sauvages et leurs réactions devant une étrangère qui n’est peut-être pas faite comme eux.

Ethnocentrique est probablement aussi cette méfiance, suspicion, voire même antipathie portée à son paroxysme envers les représentants du savoir local (fgih, amine, mais particulièrement les sâda). Et elle l’écrit : « décidément, je n’ai pas beaucoup de sympathie pour ces [sâda] suffisants, imbus d’eux-mêmes » (p. 164). Un jugement de valeur probablement non fondé, surtout que l’anthropologue n’a jamais approché ces sâda ; elle n’éprouve que l’ennui, affirme-t-elle, de travailler sur l’enclave sacrée (hijra) de ces hommes de Livre.

Au bon milieu de son terrain yéménite, l’auteur ne s’empêche pas de s’écrier : « j’en ai marre de l’ethnologie en pays d’islam ». Prochaine étape : « anthropology at home ». Un terrain en Brenne.

Zakaria Rhani
Université de Montréal
Canada

Ruth FRANKENBERG, Living Spirit, Living Practise. Poetics, Politics, Epistemology. Duke University Press, Durham et Londres, 2004, 308 p., bibliogr., index.

Comme son titre le sous-entend, l’ouvrage de l’anthropologue Ruth Frankenberg est un essai d’anthropologie de la religion. Il s’agit d’une ethnographie menée aux États-Unis dans la région de San Francisco, et qui se base sur une série d’interviews avec une cinquantaine d’individus ? hommes et femmes de différentes religions (chrétiens, bouddhistes, hindous, musulmans, juifs et d’autres traditions « extra-institutionnelles » telles que Twelve Step et wiccan) et d’horizons multiples (immigrés, natifs, convertis).

Frankenberg explore la mise en pratique des différents épistèmes religieux et spirituels dans la vie de tous les jours et dans les moments de crises. En s’inspirant de la notion de « communities of memory » de Jay Mechling, qui désigne le passage de la religion comme réalité subjective à sa socialisation dans un cadre public, l’auteure introduit le concept de « réseaux de signification » (networks of meaning) pour étudier justement le sens commun des pratiques spirituelles et pour comprendre comment l’ek-static se transforme constamment en quotidien et la mesure dans laquelle le quotidien à son tour donne forme à ce réseau de signification. On comprend d’emblée que l’argument central de ce livre consiste à voir dans la paire esprit-pratique une relation dynamique. En fait, la pratique spirituelle serait elle-même structurée par une autre relation dialectique entre spontanéité et culture.

Cette relation dynamique entre la vie spirituelle et la pratique se traduit de différentes manières. D’abord, par les multiples formes que prend le divin dans la vie des gens. Pour ces individus, le divin a un sens commun et pratique et il manifeste une efficacité matérielle dans le temps et l’espace. Le corps joue, lui aussi, un rôle crucial dans l’articulation dynamique de l’expérience spirituelle et de la vie pratique. L’auteure soutient que le corps, per se, est capable d’activités cognitives autonomes ; il devient même une source indispensable à l’esprit pour se repenser, se réorienter et se refaire. Le bricolage et la fabrication de nouvelles formes et pratiques religieuses ? qui pourraient être bien intégrées à la place publique ? constitue un autre indicateur fort de cette interaction entre spiritualité et pratique. Si le milieu influence la pratique et la module, la pratique occupe elle aussi une place clé dans la vie de chaque individu. C’est là une relation dynamique, d’adaptation et de négociation, entre l’effort de trouver une « place » pour pratiquer et la quête de rendre la vie comme la « place » idéale de la pratique spirituelle.

Enfin, cette interaction dynamique se manifeste dans le travail contre l’oppression et l’exclusion. Les ressources religieuses et spirituelles (philosophique et analytique) donnent aux fidèles un cadre référentiel pour le travail contre l’oppression et la marginalisation (dans le cas des religieux homosexuels, par exemple) et pour la création d’un environnement pluriel et tolérant où le moi, Dieu et l’institution religieuse pourraient coexister.

En somme, Frankenberg démontre de manière convaincante que les univers interne, intersubjectif, collectif, historique et public des adeptes qu’elle a rencontrés sont en dialogue constant aussi bien dans l’harmonie que dans la controverse. Pour eux, il n’y a aucune séparation entre la vie spirituelle et les autres aspects de la vie quotidienne : le sacré et le quotidien, l’au-delà et l’ici-bas sont entrelacés.

Ceci dit, une étude portant sur la religion et sa signifiance dans la vie des gens et dont l’objectif primordial est de comprendre la dynamique entre l’expérience spirituelle et la pratique aurait pu, sans doute, intégrer une approche ethnographique beaucoup plus participative, basée non seulement sur des interviews, mais aussi sur l’observation et la participation aux pratiques religieuses et aux activités spirituelles. Car l’apport discursif et l’examen des structures narratives des récits ne permettent pas, me semble-t-il, à eux seuls, d’élucider cette tension dynamique entre la place de la religion dans la vie des gens et sa manifestation dans la place publique.

En plus de cette remarque méthodologique, on pourrait adresser à l’auteure une autre critique, d’ordre théorique cette fois. Bien qu’elle se dissocie, dès l’introduction, des courants académiques réductionnistes ? qui réduisent les expériences spirituelles et religieuses à des catégories de l’esprit, les qualifiant de supranaturelles ou d’extra-rationnelles ? Frankenberg semble tomber dans le même piège du réductionnisme, mais sous sa forme opposée. Elle a tendance à rationaliser et matérialiser le spirituel ; d’une part, par la naturalisation du divin qui revêt un aspect immanent très fort ; et, d’autre part, par l’essentialisation du corps, celui-ci étant doté de cognition autonome et devenant, par conséquent, le site d’actions et d’opérations au-delà du contrôle et même de la compréhension de l’esprit.

Au reste, malgré ces deux critiques, le livre de Frankenberg est bien écrit, l’ethnographie est intéressante et les analyses de l’auteure et ses discussions à la fin de chaque chapitre sont inspirantes.

Zakaria Rhani
Université de Montréal
Canada

Paul GUYONNET, Transmettre la loi. Essai sur la fonction normative du langage. Paris, Éditions Connaissances et Savoirs, 2005, 295 p., bibliogr.

Dans son essai, Paul Guyonnet part de l’hypothèse, que d’autres avant lui ont déjà parcourue, que le langage dit plus qu’il est supposé dire et que, à travers les mots, c’est l’inconscient qui suppure, ou comme il l’écrit : « Le langage est ainsi constitué d’une instance chargée de réitérer, silencieusement, à chaque acteur les règles du jeu social et les diffuse de manière incessante sous des formes symbolisées. […] Cette instance normative pourrait jouer pour le groupe le rôle qu’assure le sur-moi freudien pour l’individu » (p. 208). L’hypothèse est certainement audacieuse. Ce qui distingue vraiment notre auteur de ces prédécesseurs, c’est que, s’il se place sur le terrain du social, Guyonnet revendique à la suite de Freud que le « procès culturel de l’humanité et le procès de développement ou d’éducation de l’homme individuel […] sont (tous les deux) de nature très semblable. […] On est en droit d’affirmer [...] que la communauté, elle aussi, produit un sur-moi […] » (p. 208). C’est ainsi que, par le discours, Guyonnet part à la recherche des structures de la société.

Pour aussi pertinente que soit la démarche conceptuelle, le passage de la théorie à sa confrontation avec le réel nous semble beaucoup moins engageant.

Ainsi, pour étayer son argumentation, Guyonnet expose quatre productions du discours : le Front national, la pédophilie, le clonage, le terrorisme. « Mais que peuvent bien avoir en commun tous ces événements […], dit-il en introduction, sinon de provoquer une certaine effervescence sociale et d’enclencher des mécanismes de consensus collectifs […]? » (p. 11).

S’ensuit alors une analyse de ces thèmes à partir de la production journalistique française des années quatre-vingt. Ce corpus, publié in extenso en fin d’ouvrage, est un florilège de phrases ou de petits paragraphes, quelquefois de titres, piochés ici ou là dans les articles.

On pourrait déjà s’étonner de la non-argumentation des quatre thèmes choisis, on pourrait s’étonner encore plus du choix de la presse française comme terrain d’enquête. D’une part, parce que le discours produit par les médias est un certain type de discours parmi beaucoup d’autres, et d’autre part, parce que l’exposition des citoyens au discours de la presse française est limitée. Enfin, on ne sait rien du point de vue méthodologique sur ce qui a prévalu, d’une part aux choix des titres, d’autre part à leur utilisation. On pourrait admettre à la rigueur que des quotidiens nationaux voisinent avec des quotidiens régionaux ou des magazines de fin de semaine, mais pourquoi ceux-là et pas d’autres? Pourquoi Le Canard enchaîné ou Le Monde diplomatique ne sont-ils jamais cités, alors même qu’ils abordent les thèmes choisis? Pourquoi certains journaux sont-ils largement exploités (Le Monde, Libération, France Soir), et d’autres très, très peu (Le Matin, La Voix du Nord)? Pourquoi, selon les thèmes, les journaux sont-ils plus ou moins utilisés? Bref, la méthode aurait mérité une sérieuse explication.

Quant à l’analyse du corpus, elle entend mettre en évidence, au-delà des tournures langagières employées, les « opérateurs du langage », base de la fonction normative du langage. Guyonnet en note quelques-uns : humanité ? infra-humanité ; propre, sain ? souillé, malsain ; ordre ? désordre, anomie ; bien ? mal ; eux ? nous ; légal ? illégal, etc. L’auteur pointe aussi un élément qui « irrigue tous les discours » : la représentation du groupe social d’appartenance et la menace permanente qui pèse sur lui. Cela exprimerait alors « le repli du groupe social en des limites fondées sur une idéologie de base fondamentalement conservatrice et défensive » (p. 205).

On peut alors se demander à quel groupe social d’appartenance il fait référence. Est-ce celui du journaliste? Est-ce la société française dans son ensemble? Est-ce autre chose? De fait, l’argument perd en consistance et si le décryptage des journaux choisis apporte son lot de connaissances, le pas semble être grand entre l’analyse de ces discours et la démonstration de la normativité perçant sous ces discours. D’autant plus, et on ne peut que le regretter, que la fonction dramaturgique de l’écriture journalistique n’est pas même effleurée. L’analyse de Bourdieu (sur la télévision en 1996), était cependant éclairante : « Les journalistes ont des “lunettes” particulières à partir desquelles ils voient certaines choses et pas d’autres […]. Ils opèrent une sélection et une construction de ce qui est sélectionné. Le principe de sélection, c’est la recherche du sensationnel, du spectaculaire » (p. 18).