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David LE BRETON, La saveur du monde. Une anthropologie
des sens. Paris, Métailié, 2006, 452 p., bibliogr. Pour sortir de l’ère du soupçon qui marque la tradition
philosophique à l’égard des sens, il faudra attendre
la rupture farouche d’un jeune Marx avec la réflexion hégélienne,
proclamant avec éclat que « l’homme existe dans le
monde objectif non seulement dans l’acte de penser mais aussi par
ses sens » (Marx 1987 : 108), puis l’apport de la phénoménologie
et son attention à penser l’inscription sensible de l’humain. Si l’homme donc, dans une découverte tardive de la philosophie,
se révèle un être de langage mais également
de sensation, il est fondamental pour l’anthropologie de rendre
compte des lieux et des expériences du social dans lesquelles
l’individu contemporain est incité à reconnaître,
voire développer ses capacités sensorielles. L’anthropologie
des sens cherche ainsi à déterminer comment la structuration
de l’expérience sensorielle varie d’une culture à
l’autre selon la signification et l’importance relative attachées
à chacun des sens. Elle travaille à retracer «
l’influence de ces variations sur les formes d’organisation sociale,
les conceptions du moi et du cosmos, sur la régulation des
émotions et sur d’autres domaines d’expression corporelle
» (Howes 1991 : 4). C’est cette lecture de la manière
dont nous apprécions la « saveur du monde » que
l’anthropologue David Le Breton met en œuvre dans son dernier ouvrage.
En contrepoint de l’empreinte cartésienne et de la disqualification
des sens que celle-ci transmet à la philosophie occidentale,
Le Breton revendique une anthropologie incarnée, faisant
du sentir l’inscription première de l’humain dans le monde.
Celui-ci n’est plus dès lors un écran devant lequel
le chercheur se mettrait en observation détachée,
mais un lieu à habiter, lieu de résonance et de sensualité. Si le défrichage de l’anthropologie des sens a été
abondamment effectué dans la littérature anglophone
par Constance Classen, David Howes ou encore Paul Stoller, cet ouvrage
fait figure de travail d’avant-garde dans l’anthropologie francophone
et poursuit le travail de Le Breton sur le rapport au corps et à
la sensorialité (voir Le Breton, Méchin et Bianquis
1998, mais également Le Breton 2001, 2003). Le voyage entrepris chemine à travers les différents
mondes ouverts par chacun des sens : le parti pris de la tradition
philosophique occidentale pour la vue, l’exploration de notre environnement
sonore ou olfactif, « l’existence comme une histoire de peau
» (soit le toucher), ainsi que trois chapitres sur le rapport
aux saveurs, élément trop souvent délaissé
des études anthropologiques. La perception n’apparaît dès lors plus comme un
donné, mais comme le résultat d’une interprétation
nourrie par toute l’histoire individuelle et culturelle de la personne.
Cette immersion successive dans chacune des modalités sensorielles
fait émerger toute l’intersubjectivité de la rencontre,
la manière dont le sujet occidental se trouve « façonné
» par son expérience sensorielle : « un son,
une saveur, un visage, un paysage, un parfum, un contact corporel
déplient le sentiment de la présence et avivent une
conscience de soi un peu en sommeil au long du jour, à moins
d’être sans cesse attentif aux données de l’environnement
(p. 14) ». C’est « l’accouplement de notre corps avec les choses »
selon la si belle expression de Merleau-Ponty qui est ici déployée
en différents domaines et la possibilité de penser
l’influence de la culture sur notre rapport aux sens et sur les
valeurs qui en découlent. Une anthropologie de la sensorialité
construit ici ses balises ; là où le sensible passe
pour une erreur ou une évidence, le chercheur se donne pour
tâche de le traduire, de mettre des mots sur ces différentes
nuances : apparaît au passage la nécessité,
avant de pouvoir s’ouvrir à la réalité sensorielle
d’un autre univers, de penser l’organisation dont nous sommes les
héritiers autant que l’enchevêtrement fondamental des
sens dans le vécu subjectif de la perception. De ce parcours se dégage une multiplicité de pistes
pour la réflexion anthropologique mais aussi éthique
et politique. La mise à distance du monde par le regard occidental
et ce qu’elle entraîne comme hégémonie de l’image
(il y aurait, dans le domaine médical tout un champ d’exploration
de la relation de soin à partir de la sensorialité
mise en œuvre), le règne du simulacre et celui de la surveillance
ou encore les enjeux du rapport à l’autre portés par
l’expérience sensorielle : l’odeur par exemple, lorsqu’elle
devient un ingrédient de la haine de l’autre (« Le
sentiment du dégoût protège des autres, des
marges, de ce qui perturbe l’ordre symbolique et risque par un choc
en retour d’en détruire la cohérence. Il naît
de l’hybride, de la perturbation des limites symboliques »
(p. 424). On devine dans cette aventure dans le monde des sens tout le
plaisir du chercheur qui a goûté les textes autant
que la saveur du quotidien. On y plonge en se laissant guider tout
en sachant combien la sensorialité foisonnante déjoue
au final nos prétentions à l’enfermer dans un cadre
déterminé : « exister c’est en permanence affiner
ses sens, les démentir parfois, afin de s’approcher au plus
près de la réalité ambiguë du monde. Le
travail des sens dans la vie ordinaire implique toujours un travail
du sens » (p. 39) Si, n’en déplaise à Ronsard, le « corps n’est
pas de marbre », c’est à une lecture pleine de résonance
que cet ouvrage nous invite : lire avec sa tête, réfléchir
à des idées, mais aussi lire comme un art, goûter
les mots et avoir envie d’aller marcher au bord de l’eau pendant
que le rôti est au chaud et nous envoie ses effluves de thym. Références MARX K., 1987, Economic and Philosophic Manuscripts of 1844.
New York, International Publishers. Florence Vinit François LAPLANTINE, Le social et le sensible. Introduction
à une anthropologie modale. Paris, Téraèdre,
2005, 220 p., bibliogr. Le Brésil est à la source des écrits de
François Laplantine. Ce livre, le dernier en date, ouvre
un chemin à la réflexion dans l’écriture de
la ginga, cette façon de marcher si caractéristique
de nombreux brésiliens (chap. 1). Gingar, c’est un mouvement
du corps, une manière de se déplacer en faisant onduler
toutes les parties du corps, en particulier les jambes, hanches,
épaules et tête. Ce mouvement anime un très
grand nombre de comportements brésiliens : gingar est une
manière de danser, dans cette vieille danse de l’umbigada,
dans la samba, mais aussi dans les chorégraphies du candomblé. Gingar est un mouvement d’une extrême sensualité,
qui ne manque pas d’apparaître suspect, voire immoral, aux
yeux d’une partie de la classe moyenne, plus encore de la bourgeoisie.
C’est la démarche du malandro, personnage trouble adepte
du jeitinho, le « petit truc », la combine et la débrouillardise.
Ce personnage rusé, médiateur des univers brésiliens
de la rua et la casa, est inséparable du carnaval dont les
ritualités supposent l’ambiguïté, la ruse, la
farce, l’astuce, la non-conformité. Cette trajectoire de
la courbure se retrouve jusque dans les ondulations, les oscillations
de la capoera qui puise sa force dans le pouvoir de l’axé
(l’énergie, la vie), ou les hésitations de la bossa-nova,
cette samba transformée par le swing (balancement) du jazz.
Gingar puise son énergie indissociablement physique et psychique
dans le pouvoir d’un axé personnalisé à l’extrême
; un mouvement du corps plus ou moins socialisé et ritualisé,
plus ou moins scénarisé, dans des conduites qui traversent
la société brésilienne, ses univers, ses différences,
et se métamorphose selon diverses modalités. Ce premier chapitre contient en germe toutes les questions que
développera le livre de F. Laplantine. Le développement
de la pensée, l’écriture du livre, ne s’apparentent
en rien à un développement linéaire, qui choisirait
la ligne droite pour atteindre au but. En passant à travers
les multiples « régimes » de la question, il
traverse les dimensions de la démarche anthropologique ;
de l’expérience de terrain, comme partage du sensible, à
une épistémologie qui propose une alternative aux
dichotomies du sens et du sensible, réunies dans une même
exigence, une même attention au langage, et une réflexion
sur le sujet. Cette anthropologie modale que propose d’élaborer l’auteur
ne se construit pas dans une inversion de la valeur accordée
aux termes des dichotomies : il ne suffit pas de revaloriser le
corps, le sensible, la vie des émotions, l’oralité,
pour changer d’horizon de connaissance. Pour changer de paradigme,
il ne suffit pas d’inverser un signe positif en signe négatif,
il faut passer d’une anthropologie du signe ou de la structure,
du discontinu, à une anthropologie modale, un modèle
chorégraphique pensé sur la continuité du rythme
(chap. 2, 3, 4). Bien sûr, ce modèle structural caricaturé
par sa réduction a été largement tempéré,
et il est parfois dommage que l’ouvrage esquive une confrontation
avec des auteurs contemporains. Mais ce ne sera que pour laisser
plus de place à la recherche de précurseurs, que la
logique paradigmatique de la science ne laisse en arrière
qu’un temps. C’est d’abord M. Mauss, et son attention au corps,
à la rythmicité qui est convoqué. Mais aussi
R. Bastide et G. Bataille, dans les rapports qu’ils établissent,
ou subvertissent (chap. 6) entre une pensée de la catégorie
et une pensée de l’énergie (chap. 5). Le sens, le sensible et le social ne peuvent être pensés
séparément, mais appellent une « politique du
sensible », préoccupée par ce qu’éprouve
le sujet, dans la multiplicité de ses comportements. La coupure
entre public et politique d’un côté, privé et
intimité de l’autre, ne se construit que par une conception
d’un sujet où sensibilité et intelligence sont disjoints
(et qui permet le refus de considérer certains comme des
individus politiques : femmes, adolescents, Indiens). Une politique
du sensible, comme rapport problématique, non pas confondu
mais en tension, appelle une évaluation critique du sujet,
et une approche « anthropolo-giquement démocratique
» permettant de penser ensemble des domaines le plus souvent
considérés comme séparés : l’esthétique,
le politique, l’éthique et l’histoire. Un mode de connaissance
qui engage la totalité de l’affectivité et de l’intelligence
(chap. 7). En fait, pour que cette politique du sensible prenne sens, il
convient d’abandonner l’idée selon laquelle il pourrait y
avoir un lien, une relation, entre un corps et un esprit conçus
comme éléments préalables, substantivés.
Le pouvoir, plus encore lorsqu’il devient abus de pouvoir, impose
une relation de répression, de domestication du corps : les
tyrans s’attaquent à la pensée en s’en prenant physiquement
à ceux qui l’exercent. La violence du pouvoir est une violence
intériorisée, invisible, qui s’exerce dans le machisme,
le racisme. La société brésilienne est aussi
construite sur ces négations de l’autre. Penser anthropologiquement
le corps, c’est avant tout cesser d’opposer le concept et l’affect,
c’est produire des concepts qui soient indissociablement des affects
et des percepts, voire des décepts (Laplantine 2003) (chap.
8). C’est, d’une manière très originale, le cinéma
qui sert de fil directeur à l’élaboration de cette
pensée critique et créatrice. La pensée cinématographique,
pensée du sensible, est élaborée par des fragments
d’images et des moments de son. Elle n’est concernée, comme
l’ethnographie, que par la singularité concrète, et
ne peut accepter la généralité du concept.
Tourner un film consiste à choisir entre une multiplicité
de perspectives, et à les réunir dans la durée,
par des mouvements d’alternance, d’oscillations, dans une tension
où montrer est aussi cacher, et où le champ ne puise
sa force que dans le hors-champ. Le réel est aussi fait de
virtuel. Ce que propose l’anthropologie modale, c’est une attention aux
modes de vie, d’action et de connaissance, les manières d’être,
les modulations des comportements (gingar), non plus seulement dans
la relation à l’espace, mais dans la durée. C’est
un modèle chorégraphique soutenu par sept propositions
qui viennent conclure cet ouvrage étonnant, et riche de potentialités,
un livre ouvert à l’aménagement et qui propose plus
qu’il n’impose. C’est aussi un ouvrage qui aborde les questions
les plus contemporaines en proposant un paradigme de la continuité,
si délicate à décrire, et à l’opposé
des approches acculturatives ou de la modernisation, de la rupture. Référence LAPLANTINE F., 2003, De tout petits liens. Paris, Les Mille et
une nuits. Fabien Pernet Elizabeth EDWARDS, Chris GOSDEN, Ruth B. PHILLIPS (dir.),
Sensible Objects. Colonialism, Museums and Material Culture. Oxford,
Berg, 2006, 306 p., bibliogr., index. Soutenu par la Fondation Wenner-Gren, Sensible objects est un
ouvrage passionnant dont le titre du symposium original rend l’ambition
plus explicite : Engaging all the Senses : Colonialism, Processes
of Perception and Material Objects. La tâche n’est pas sans
difficulté, puisqu’il s’agit d’étendre au-delà
des objets l’analyse des cultures matérielles tout en prêtant
une attention à leur dimension sensorielle. Or, si l’anthropologie
des sens, que ce programme mobilise largement, a accordé
de manière évidente une place particulière
à la dimension matérielle des cultures (Seremetakis
1996), rares ont été les occasions de pratiquer cet
exercice avec systématisme et d’en tirer les conclusions.
C’est pourtant ce qu’ont tenté, et disons-le, dans une large
mesure réussi, Edwards, Godsen et Phillips en dirigeant cette
publication. Comme le rappelle la très stimulante introduction de Sensible
Objects, chaque culture structure doublement son rapport aux sensations.
D’une part, en produisant des artéfacts aux propriétés
sensibles particulières, d’autre part en manipulant (et interprétant)
ceux-ci selon des schémas comportementaux qui relèvent
avant tout d’organisations sensorielles apprises et transmises.
Prendre en compte cette dynamique permet aux différents auteurs
de cet ouvrage d’ajouter une lumière supplémentaire
à notre compréhension des processus coloniaux ainsi
que des institutions muséographiques passées et contemporaines,
soulignant ainsi le caractère politique de l’expérience
sensible. Outre l’introduction, pièce maîtresse de cette collection
de textes assurant leur complémentarité, l’ouvrage
se compose de trois grands chapitres. Le premier, « The senses
», propose trois études d’anthropologie sensorielle
parmi lesquelles on retiendra la contribution de David Sutton. En
cherchant à décomposer les gestes qui font le flot
sensible de l’activité culinaire, il entreprend une ethnographie
là même où la diversité sensorielle est
le plus souvent niée ou mal appréhendée par
les chercheurs : dans le quotidien de familles américaines.
« Colonialism » prolonge cette mise au point par trois
autres études de moindre intérêt, non à
cause de la qualité de leur propos mais en raison de l’ancrage
sensoriel de leurs arguments. Certes, musiques, tatouages et odeurs
alimentaires, objets centraux de ces essais, renvoient par leur
nature même au sensible. Toutefois, ceux-ci sont avant tout
mobilisés dans le cadre d’un discours phénoménologique
centré sur le corps, empêchant le déploiement
d’une réelle analyse sensorielle. N’est-ce pas là
le symptôme d’une perspective de recherche qui explore la
caractérisation précise de son objet? Enfin, « Museums » présente quatre études
(sensorielles) d’expériences muséographiques passionnantes
par leur sujet : la discussion d’un ambitieux projet d’exposition
ethnographique de Mead, une interrogation sur les modalités
de l’implication corporelle dans l’espace muséographique
ou encore la prise en compte de la biographie des objets exposés.
Très certainement parce qu’ils sont les plus enclins à
suivre rigoureusement les implications de leur anthropologie des
sens, Constance Classen et David Howes nous livrent l’analyse la
plus stimulante (du musée en tant qu’espace sensoriel). Pour
cette même raison, ils se montrent particulièrement
convaincants en proposant d’autres formes d’organisations muséologiques
prenant mieux en compte la diversité sensorielle des mondes
représentés. Cette démarche de critique constructive,
ainsi que la volonté de proposer un panorama nuancé
des tentatives contemporaines en matière muséographique
sont très certainement les qualités les plus séduisantes
de cette dernière partie. En guise de remarque générale, soulignons avant
tout le haut niveau de plusieurs de ces réflexions, tant
en matière de culture matérielle que d’anthropologie
des sens. Pour les spécialistes de la seconde, ce détour
par la dimension matérielle de leur objet oblige à
mettre en avant des dimensions jusque-là mal intégrées
dans leurs recherches, essentiellement en insistant sur le caractère
multisensoriel et pluribiographique des relations entre l’homme
et son environnement. La référence à la biographie
culturelle des choses de Kopytoff est, dans ce cadre, particulièrement
éclairante, participant ainsi, croyons-nous, d’une nouvelle
forme d’anthropologie sensorielle, plus mature car plus proche de
l’activité sensible des individus que de patterns désincarnés
comme cela fut le cas dans ses premiers développements. Parallèlement,
on observe ainsi dans cet ouvrage les limites heuristiques de certaines
notions fondatrices, telle cette tendance à considérer
la rencontre coloniale en termes de « cultural clash »
que vient soutenir la notion de ratio de sens. Si l’outil méthodologique
est intéressant de prime abord et justifie sa place dans
l’introduction de l’ouvrage, on se rend compte fort rapidement de
ses limitations tant il réifie le problème, ce à
quoi, fort judicieusement, aucun des chapitres suivants ne se sera
risqué. Ainsi, Sensible Objects possède en quelque sorte les lacunes
inhérentes à ses intérêts, en présentant
une réflexion ambitieuse, mais parfois limitée par
les tâtonnements épistémologiques de ses emprunts.
C’est, il faut le reconnaître, la seule réserve que
suscite cet ensemble de textes dont l’originalité et l’intérêt
méthodologique justifient amplement la lecture. Référence SEREMETAKIS N. (dir.), 1996, The Senses Still : Perception and
Memory as Material Culture. Chicago, University of Chicago Press. Olivier Wathelet M. ZARDINI (dir.), Sensations urbaines : une approche différente
à l’urbanisme. Montréal et Baden, Centre Canadien
d’Architecture et Lars Müller Publishers, 2005, 352 p., bibliogr. Perméables à tout ce qu’a engendré de transformations
la modernisation des villes, depuis l’intensification du bâti
jusqu’à l’avènement de la globalisation, les centres
urbains se présentent comme des entités complexes.
Sensations urbaines : une approche différente à l’urbanisme
est le catalogue qui accompagne l’exposition du même nom présentée
au CCA de septembre 2005 à octobre 2006. Il propose une compilation
d’essais qui interrogent les rationalités qui ont conduit
à de tels changements et les qualités que présentent
les espaces urbains contemporains. Mirko Zardini, directeur du CCA,
suggère que les espaces urbains offrent des formes de paysages
sensibles impalpables qui définissent notre expérience
de la ville. Les essais, regroupés en cinq sections qui font
écho aux cinq sens, sont concis, mais livrent néanmoins
de nombreuses références historiques et théoriques,
et en sont enrichis de citations, de lexiques et de photographies. Dans la première section La ville la nuit, Wolgang Schivelbusch
explique que la nuit fait émerger toute une gamme de sentis
dont nous détournerait la lumière du jour. L’auteur
nous entraîne dans l’histoire des couvre-feux et porteurs
de torches, jusqu’au plus récent réverbère
de rue. Il évoque les rôles et usages des éclairages
publics qu’il décrit, en reprenant les propos de Bachelard,
s’être manifestés le plus souvent « en tant qu’instrument
de surveillance et marque d’identification ». Norman Pressman
explore par la « notion d’hivernité » les rapports
sensoriels saisonniers auxquels les villes nordiques nous convient.
L’auteur propose une réflexion sur le développement
des villes du Nord qu’il constate s’être principalement fondé
sur des principes internationaux développés par et
pour les villes du Sud. Un « urbanisme bioclimatique »
tirant pleinement parti du climat, contribuerait significativement
au développement écologique de villes adaptées
aux valeurs et modes de vie de ses citoyens. Emily Thompson précise
que le paysage sonore urbain de l’Amérique du début
du XXe siècle se modifia drastiquement avec l’avènement
de l’industrialisation. La célébration du vrombissement
industriel comme un indicateur du progrès technologique fit
toutefois place au mécontentement et à une redéfinition
du bruit comme nuisance. Aujourd’hui, c’est dans la quête
d’une qualité de vie sonore que s’interprètent les
sons de la ville. Quant à Mirko Zardini, il s’est beaucoup
intéressé à l’asphalte comme une surface qui
a marqué l’imaginaire urbain. « Lisse, uniforme, continu,
imperméable, réparable et nettoyable », l’asphalte
présente les caractéristiques idéales pour
la ville fonctionnelle moderne. Dévalorisé au cours du siècle dernier alors
qu’il s’étend avec la croissance des réseaux routiers,
l’asphalte aujourd’hui s’ennoblit. Selon Zardini, l’asphalte a permis
l’assainissement des villes, l’absorption des bruits de la circulation
et la création d’espaces de socialisation. Dans la dernière
section du livre, deux textes, respectivement de Constance Classen
et de David Howes, à qui nous devons le développement
récent d’une anthropologie des sens, nous informent de l’interprétation
de l’expérience olfactive selon les âges. Classen puise
particulièrement dans la littérature pour illustrer
les conditions hygiéniques des villes au XIXe siècle
et des odeurs qui résultaient de l’entassement des ordures,
entraînant la contamination des cours d’eaux et la transmission
de nombreuses maladies. Elle explique comment les politiques d’assainissement
urbain sont nées de la volonté d’apaiser l’agitation
sociale. Pour sa part, David Howes fait état des repères
théoriques qui ont précédé l’articulation
d’une interprétation sensorielle en sciences sociales. Il
pose un regard critique sur les recherches sensorielles actuelles
en soulevant les limites des modèles explicatifs et causaux
qui ne tiennent pas compte de la construction culturelle de la signification
des rapports sensoriels. Son propos est illustré par divers
sensoriums dont celui des espaces urbains de Hong Kong, qui par
leur domestication comme espace de vie publique par les travailleurs
migrants, soulèvent un débat social sur l’image des
grandes villes. Deux contributions majeures de cet ouvrage méritent d’être
soulignées. La première repose sans équivoque
sur la proposition que la connaissance expérientielle de
l’espace urbain se construit par notre rapport sensible au lieu
; que le corps et l’environnement urbain font partie intégrante
d’un même processus interactionnel. Ce qu’il y a d’implicite
dans cette proposition est la critique de la surenchère du
sens de la vue ? et inévitablement celle des qualités
visuelles que l’on reconnaît à l’environnement ? qui
est en jeu à la fois dans l’interprétation de nos
rapports au monde et dans les multiples pratiques du design. La
lecture du sensorium urbain, concept central de l’ouvrage, reflète
une perspective holistique, joignant tous les sens dans un tout
cohérent, nous engageant à saisir le rythme ambiant
et quotidien de la ville en redécouvrant la nature polysensorielle
de notre rapport au monde. La seconde contribution du livre relève
de la lecture historico-culturelle qu’il nous offre de l’avènement
moderne de la lumière urbaine, des textures, des sons et
des odeurs, de même que des interventions modernes en réponse
au climat du nord, comme patrimoine ethnologique. La proposition d’un urbanisme sensoriel participe au courant
très actuel de recherche sur l’expérience quotidienne
de l’environnement qui s’appuie sur une lecture plus sensorielle
et phénoménologique de l’espace. Toutefois, sans doute
eût-il été profitable, pour aborder ce domaine,
que le livre se réfère aux travaux les plus récents
sur l’expérience esthétique de l’environnement. Nous
rajouterons, d’autre part, que les textes laissent entrevoir un
modèle plutôt homogène de la ville. Il aurait
été souhaitable de mettre au jour la polymorphie urbanistique
contemporaine qui commande diverses expériences sensorielles. L’exposition suggère clairement que nous sommes impliqués
dans un système de relations proprioceptives avec l’environnement
qui fait appel à tous les sens. Dès l’entrée,
le visiteur est invité à prendre connaissance de sa
place dans le monde animal. Diverses espèces animales peintes
en forme pleine sur les murs nous informent que leur perception
du monde repose sur des sens fort développés. Ces
informations nous introduisent à la relation au corps. Chacune
des salles qui suivent présente un sens : la ville nocturne,
la ville saisonnière, les sons de la ville, les surfaces
urbaines et l’air de la ville. L’exposition encourage à saisir
les particularités urbaines, physiques et ambiantes, du point
de vue de l’expérience sensible, qui naguère ont été
largement occultées. Le parcours interactif des sens suggéré
et la qualité du matériel historique sauront interpeller
tous les publics. Les visiteurs sont invités à s’engager
dans l’expérience de leur sens, par la lecture tactile de
dessins architecturaux, le toucher d’échantillon de bitume,
l’écoute d’enregistrements sonores et par l’odorat appelé
à distinguer des odeurs du quotidien artificiellement simulées.
L’exposition réussit son pari de provoquer une réexamination
de notre expérience sensorielle de la ville et nous offre
la lentille sensorielle pour y parvenir. Diane Bisson Constance CLASSEN, The Book of Touch. Oxford et New York,
Berg, 2005, 461 p., réf., index. Le livre est par excellence un objet d’empreinte. Il a son poids
de plaisir ou d’effort, il occupe une place rituelle ou se transporte
partout, il est une qualité de papier sous la main, un arrondi
d’écriture, des marques de café et de crayon, une
page écornée ou un trèfle blotti entre les
lignes. Le livre est aussi ce qui nous habite lorsque la couverture
est refermée, ce qui parfois nous hante ou nous soutient
: il est à la fois une sensation sous la main, un contact
avec un auteur, une rencontre devenue présence, inscription
dans un moment particulier de notre vie. Si la littérature
tout entière cherche à fixer des vertiges, retenir
dans un mot l’empreinte fuyante des choses, l’écriture se
veut donc un art du toucher, une manière de caresser à
nouveau un événement passé, de le réveiller
et le modifier en le dessinant. La philosophie, passant outre la grossièreté dont
le toucher a été qualifié depuis Platon, a
ouvert l’intérêt sur ce thème à travers
les écrits de Deleuze, Guattari, Derrida ou Jean Luc Nancy.
Dans d’autres ouvrages, pensons à la référence
que constitue Ashley Montagu, ou encore Tiffany Field, le toucher
est abordé à travers le prisme des études éthologiques,
médicales ou psychologiques. De l’abstraction à la physiologie il est plutôt
rare que le toucher soit examiné spécifiquement comme
medium d’expression et de communication mais aussi comme véhicule
privilégié des valeurs en vigueur dans une société
donnée. Tel est l’objet du livre de Constance Classen, The
Book of Touch, qui à travers le choix des auteurs et les
textes introductifs de chaque chapitre, accorde une vigilance particulière
à ne pas disséquer le toucher mais plutôt à
en déployer différentes strates d’expériences
: l’ouvrage conjugue le toucher comme art du contact, abîme
de douleur, de plaisir ou de contrôle avant de rendre compte
de la particularité de ses enjeux selon les genres, dans
l’hybridation auquel le soumet la technologie actuelle ou encore
à travers l’étrangeté de certaines expériences
(douleurs fantôme, « sixième sens », perception
viscérale etc.). Ce faisant, The Book of Touch rend sensible
la complexité des modalités du contact : le toucher
désigne des sensations autant que des émotions, nous
indiquant combien la sensibilité tactile et ce qu’elle porte
comme affectivité se trouvent au fondement de nos modalités
intentionnelles. Face à une société où le toucher
reste trop souvent assimilé à la sexualité,
au risque de harcèlement ou d’agression, Constance Classen
dresse une cartographie de la culture tactile : les conventions
entourant le toucher, la manière dont un contact est vécu
comme un habitus ou une intrusion, comme une modalité d’attachement
ou de séduction. En visitant l’histoire occidentale, à
des époques où le toucher n’avait pas été
autant mis à distance qu’il l’est dans le monde nord-américain,
l’ouvrage montre combien le toucher, en étant à l’articulation
entre le corporel et le psychique, expose les enjeux tant sociaux
qu’individuels du rapport à l’altérité. Le
toucher est donc porteur d’enjeux éthiques dans le domaine
de l’éducation (voir l’article d’Anthony Synnott) et de la
santé à travers le rituel des gestes de l’auscultation
et ce qu’il expose d’une identité médicale (voir l’article
de Roy Porter), la résurgence des touchers guérisseurs
qui furent au fondement des approches soignantes et l’analyse sociologique.
Loin de la prédominance des signes et de l’emprise du regard
sous lequel la société moderne a souvent été
pensée, David Chidester rappelle par l’exemple l’importance
du tactile dans la théorie freudienne et marxiste et la manière
dont les registres du toucher donnent à voir les rapports
de contrôle, de censure et d’oppression à l’œuvre dans
un système social. David Howes expose l’idée passionnante
de « skinscape », la façon dont l’épiderme
humain se trouve aujourd’hui doublé d’une enveloppe électronique
à grandeur de la planète, et l’hybridation culturelle
que ce réseau informatique favorise. The Book of Touch se trouve donc à la croisée d’un
ouvrage littéraire, anthropologique et historique offrant
une plongée incroyablement riche à travers un enjeu
majeur de la réflexion contemporaine : quelle est la nature
du corps mis en jeu dans la perception et de quelle manière
modèle-t-il notre rapport au monde? Beaucoup plus qu’une
simple expérience de surface, le toucher fait apparaître
la peau comme une surface éminemment paradoxale : à
la fois marque de notre fragilité et surface d’empreinte
constamment renouvelée, la peau touchée dessine un
corps qui n’a plus rien d’un objet aux contours définis :
« Une vie touche une autre vie, laquelle touche une troisième
et très vite les enchaînements se font innombrables,
impossibles à calculer », écrivait Paul Auster
dans La Chambre dérobée. Florence Vinit Daniel MILLER (dir), Materiality. Durham, Duke University
Press, 2006, bibliogr., index. On se heurte au titre percutant de cet ouvrage comme à
un objet dur. Aïe! On pourrait même penser que le titre
a eu une agence (agency) mais laquelle? L’agence dérobée
d’un sujet absent, selon l’expression d’Alfred Gell, ou celle d’un
réseau d’éditeurs, d’ordinateurs, d’anthropologues,
de personnel de soutien et autres humains et non-humains, comme
le dirait Bruno Latour? Ces questions ne sont pas hors propos dans
ce livre, puisque les auteurs, tous anthropologues, présentent
des approches récentes de la matérialité, et
s’engagent principalement, bien que non exclusivement, à
travers la grille de ces deux théoriciens. Mais qu’est ce que la matérialité? Non pas celle
? Daniel Miller prend la peine de le préciser dans son introduction
? des simples choses, substances, objets façonnés,
comme pourrait le suggérer un matérialisme vulgaire.
Il inclut des images, des rêves, des logiciels, etc. L’introduction
détaillée de Miller, qui vaut le détour en
elle-même, plaide pour une théorie de la matérialité
tirée de Hegel et de Marx, qui entendent dépasser
la distinction entre sujet et objet en la remplaçant par
une dialectique « d’objectification » par laquelle nous
créons les « choses » qui nous créent
en retour. « Tout ce qui a lieu dans l’objectification est
un processus temporel dans lequel l’acte de créer la forme
crée la conscience [...] et transforme de ce fait la forme
et la conscience de soi de celui qui a la conscience […] »
(p. 9). Ainsi, plutôt que de voir la culture matérielle
comme une projection des relations symboliques ou sociales (comme
dans l’anthropologie symbolique ou dans celle de Durkheim), Miller
postule que nous voyons les humains et l’environnement comme se
constituant mutuellement. Heureusement, après la présentation
de cet argument, Miller précise qu’en tant qu’anthropologues,
nous vivons dans un monde dans lequel les sujets ethnographiques
se pensent comme des « sujets » utilisant des objets.
Ainsi pendant que nous gardons à l’esprit la tentation d’appréhender
les choses par l’illusion du sujet et de l’objet, Miller propose
d’examiner ethnographiquement des projets de la matérialité
et de l’immatérialité. L’« immatérialité
» est ici le traitement du monde des choses et notre perception
sensorielle de ces choses, c’est-à-dire une illusion cachant
une plus grande vérité, qu’elle soit religieuse ou
autre. Ironiquement, l’impossibilité de dépasser le
matériel ? débarrassez vous des objets et vous vous
débarrasserez des sujets – se heurte au fait que l’«
idée » de l’immatérialité doit toujours
s’exprimer elle-même par des formes matérielles et
des perceptions sensorielles. Les protestants, par exemple, peuvent
rejeter plusieurs des pièges de l’Église, mais cela
les amène à donner au « bon livre » le
statut d’un fétiche. Les chapitres de ce volume explorent de tels projets à
partir de différentes perspectives unies par un intérêt
commun pour le travail de Gell et de Latour. Bien qu’ils ne s’engagent
pas spécifiquement dans une anthropologie des sens, ces auteurs
sont pertinents pour un tel projet dans la mesure où ils
mettent l’accent sur les propriétés sensuelles et
matérielles des « objets ». Les thèmes
traités s’étendent des pyramides et momies égyptiennes
(Lynn Meskell) aux pratiques de guérison de l’Afrique chrétienne
(Matthew Engelke), aux dérives financières (Hirokazu
Miyazaki), aux « vêtements intelligents » (Suzanne
Küchler), en passant par les archives photographiques (Christopher
Pinney) et des écrans de divers sortes, incluant l’ordinateur
(Nigel Thrift). Certains sont explicitement ethnographiques, alors
que d’autres essayent d’ajouter à la critique de Miller quant
à la réduction des objets matériels à
des contenants de symboles ou de relations sociales. Certains de
ces chapitres ne sont pas de lecture facile si vous n’avez pas déjà
une bonne compréhension pour saisir des concepts économiques
comme ceux de l’arbitrage et de la sécurisation. Dans le
bref espace de cette revue, je prendrais l’exemple de deux chapitres
qui m’apparaissent comme faisant partie des approches les plus productives
pour une ethnographie de ces thèmes. Fred Myers présente plusieurs drames sociaux ou «
scandales » à la Victor Turner, se concentrant sur
la production et l’échange de l’art indigène en Australie
comme manière d’aborder les différents « régimes
de la matérialité » des marchands d’art et des
patrons du gouvernement australien et des artistes eux-mêmes.
Il oppose la perspective occidentale où l’art reflète
la créativité d’un artiste individuel avec celle des
Aborigènes qui le voient comme « quelque chose d’objectivé
» par la révélation ou la transmission [du rêve]
et non comme quelque chose de créé à neuf (p.
95). Ces différents points de vue impliquent différentes
réactions, qui ne sont pas toujours opposées, aux
changements des marchés et de la technologie, et tiennent
compte de la production en série de l’art ou de défis
comme celui des non-Aborigènes qui peignent dans le modèle
caractéristique de l’art indigène. Une des vraies
forces de l’analyse de Myers est qu’il montre la manière
dont ces différents « régimes » sont intérieurement
contradictoires, tenant compte des luttes et des changements : «
Chaque [régime de valeur/matérialité] imprègne
et fuit dans l’autre, renversant son intégrité interne
[...] » (p. 106). Ainsi les luttes d’objets deviennent des
luttes d’identités infléchies par le pouvoir, mais
dont les résultats ne sont jamais déterminés
à l’avance. Webb Keane applique une approche semblable à l’habillement
dans le contexte de l’Indonésie coloniale et ailleurs. Il
utilise les idées de C. S. Pierce au sujet de l’icône
et de l’indexicalité pour souligner que l’habillement est
un fait matériel et n’est pas simplement un autre texte à
lire pour ses significations ou comme l’expression simple d’une
identité. Au lieu de cela, il propose que l’iconicité
et l’indexicalité impliquent une ouverture fondamentale des
choses à différentes utilisations et interprétations
basées sur leurs qualités matérielles et les
manières dont ces qualités peuvent suggérer
différentes possibilités futures. Le « nouvel
habillement rend possible ou empêche de nouvelles pratiques,
habitudes, et intentions ; il invite à de nouveaux projets
» (p. 193). Les propriétés matérielles
des objets sont sujettes également à l’« empaquètement
» (bundling) par lequel les différentes qualités,
par leur proximité partagée dans un objet particulier,
peuvent s’associer : « certaines couleurs et certaines températures
ou textures par exemple ». Cela donne la possibilité
d’une future stabilisation des significations dans des idéologies,
ce que nous pourrions vouloir appeler « des régimes
sensoriels ». Mais du même coup, ces régimes
peuvent sembler fixés pendant un moment (par des forces de
pouvoir, de gouvernements coloniaux, etc.), mais sont toujours «
vulnérables » à l’ouverture des choses, aux
possibilités et associations futures. Cet ouvrage stimulant intéressera les étudiants
qui souhaitent connaître la pensée anthropologique
la plus récente sur la façon d’approcher une ethnographie
à la fois informée sur le plan théorique et
simultanément ouverte sur des qualités empiriques.
Je réfléchirais deux fois avant d’employer ce livre
comme presse-papiers. David Sutton Serge BOUCHARD, Récits de Mathieu Mestokosho, chasseur
innu. Préface de Gérard Bouchard. Montréal,
Boréal, 2004, 192 p., photogr. Les Récits de Mathieu Mestokosho, chasseur innu sont la
réédition des Chroniques de chasse d’un Montagnais
de Mingan, Mathieu Mestokosho, parues en 1977 dans la collection
Civilisation du Québec, série Cultures amérindiennes
du ministère des Affaires culturelles du Québec. Les
paroles que nous livre ce grand chasseur innu d’Ekuanitshit (Mingan)
ont été enregistrées par l’anthropologue Serge
Bouchard en 1971 et en 1976. En 1971, il était alors étudiant
à la maîtrise en anthropologie (Bouchard 1973) et réalisait
son terrain de recherche à Mingan, hébergé
par Mathieu Mestokosho et sa famille. C’est en entendant Mathieu,
alors octogénaire, se raconter quotidiennement à lui-même
(et à qui y prêtait oreille) le récit de sa
vie et ses réflexions sur l’art d’être innu en son
temps, qu’il eut l’heureuse initiative d’enregistrer ces récits
pour la postérité. Nous devons à son fils Georges
Mestokosho, « frère vrai » de Serge Bouchard
à qui il dédicace cette réédition, ainsi
qu’à sa fille Desneiges, l’appui de cette initiative et la
traduction des paroles de la langue innue, innu-aimun, à
la langue française. La nouvelle édition chez Boréal donne un second
souffle, près de trente ans plus tard, à la première
qui s’était rapidement épuisée. L’avant-propos
de Serge Bouchard, qui reprend partiellement son ancienne Présentation,
est grandement modifié et augmenté. Il semble s’adresser
à un lectorat plus littéraire et un public plus large,
présentant à grands traits le contexte de sa rencontre
et de son vécu avec Mathieu Mestokosho et sa famille, l’univers
de l’oralité, les Innus du Grand Labrador et le monde des
anciens innus, dans un style poétique inspirant et évocateur
mais aussi avec justesse anthropologique. Cependant, quelques détails
de méthode ne réapparaissent malheureusement pas dans
la nouvelle édition, notamment concernant le contexte des
enregistrements et surtout, le travail d’édition qu’il a
effectué (traduction presque littérale, peu d’adaptation
littéraire, remaniement des séquences chronologiques
et absence volontaire de commentaires ethnographiques) (1977 : 7-10).
Gérard Bouchard, qui signe la nouvelle préface, raconte
s’être inspiré des récits de Mathieu Mestokosho
en écrivant son roman Mistouk, grâce aux vives émotions
qu’ils suscitent (p. 11-12). Tandis que Serge Bouchard présente
un grand homme contextualisé dans sa vie quotidienne et l’univers
de son peuple, Gérard Bouchard expose un romanticisme littéraire,
celui de l’exotisme et de la quête de mondes anciens voués
à la disparition ou déjà disparus, dont ce
livre constitue une œuvre de résurrection. Ce dernier y exprime
sa reconnaissance envers M. Mestokosho et S. Bouchard pour avoir
donné à connaître, à comprendre et à
sentir l’univers innu généralement peu ou mal connu
de leurs voisins descendants des colons européens. Le texte des récits de la première édition
paraît intégralement et selon les mêmes divisions,
mis à part certains mots qui sont systématiquement
changés ainsi que quelques modifications de style et de l’orthographe
des noms en innu-aimun. Comme dans la première édition,
on trouve une carte des territoires parcourus par Mestokosho et
une section de photographies variant cependant d’une édition
à l’autre. Datées des années 1950 pour la plupart,
elles présentent des Innus vaquant à leurs activités.
Elles permettent de voir certaines des personnes présentes
dans les récits, notamment Mathieu Mestokosho et sa famille. Mathieu Mestokosho était un Innu de la bande de Mingan,
né vers 1887 dans l’arrière-pays de Baie-Joan-Beetz.
Il fut orphelin de père à huit ans et de mère
peu après, puis pris en charge par un Innu de Mingan. Avec
son père adoptif puis avec sa première femme, il partait
l’automne dans la région de Uauiekamau (lac Saumur), revenait
pour le temps des Fêtes à Mingan puis repartait quelquefois
pour Upatauakau (à l’est du lac Brûlé) à
la chasse au caribou l’hiver. C’est après son second mariage
à une femme originaire de Sheshatshit (North West River),
avec qui il partait au mois d’août vers l’intérieur
des terres du Labrador pour ne revenir à Mingan qu’à
la fin du printemps, qu’il dit être « devenu un vrai
chasseur » et avoir « vécu toute [s]a vie en
tuant des animaux et en vendant de la fourrure » (p. 33).
De 1960 à 1980, il a passé ses dernières années
dans la réserve de Mingan nouvellement établie, habitant
avec sa famille une maison du gouvernement, observant les changements
de mode de vie qui devenaient le quotidien de ses successeurs, mais
habitant toujours le territoire de sa vie par ses paroles, ses gestes
et son imagination. S. Bouchard souligne que Mathieu n’était
pas unique en son genre et qu’il y avait autant de femmes que d’hommes
remarquables, parlants et savants comme lui parmi les Innus (p.
27). Dans ces récits, Mathieu Mestokosho raconte la mémoire
de sa vie, selon ses grands voyages de chasse centrés sur
la quête du caribou au cœur de la forêt boréale
et de la taïga. Il raconte l’effort et l’endurance des Innus
nomades, la quête de nourriture, les voyages et la solidarité.
La première partie relate les grandes épopées
de sa vie de chasseur, de sa jeunesse à l’âge mur (1887
à 1935 environ). Dans le premier chapitre, il se présente
et se situe parmi les siens. Les trois suivants sont chacun le récit
des hauts-faits et des difficultés d’une année spécifique
à l’intérieur des terres. Ces trois grands épisodes
sont racontés dans un langage axé sur l’action, le
déplacement et la stratégie choisie selon la connaissance
et l’analyse de l’environnement. La deuxième partie, enregistrée
ultérieurement en 1976 (1977 : 8), parle davantage de philosophie,
de morale, de vie sociale et de traditions innues. Mathieu Mestokosho
répond explicitement à plusieurs préjugés
sur les Innus, ceux qu’il a entendus véhiculés par
certains missionnaires et marchands (p. 127). Il combat les idées
sur la paresse, la misère et l’ignorance des Innus en racontant
au contraire, par l’exemple de sa vie, le travail, l’endurance,
la persévérance, le courage, le danger omniprésent
de la famine et de la mort, la complémentarité et
la force mutuelle de l’homme et de la femme au sein des groupes
familiaux, la liberté individuelle couplée au sens
de la communauté, l’entraide et le savoir sensible des anciens
adapté aux exigences de leur vie dans ce milieu nordique. Ces récits ne sont pas des récits mythiques (atanukan)
comme les racontait François Bellefleur à Rémi
Savard (Savard 2004). Ce sont des récits de vie, des récits
autobiographiques traditionnels, que l’on nomme tipatshimun en innu-aimun.
C’est l’enseignement des valeurs et du mode de vie, du mode d’être
au monde, par le récit de l’expérience vécue.
Mathieu Mestokosho s’adresse aux jeunes innus, à ses successeurs
qui vivent dans un monde différent, celui qui a pied dans
la « réserve », ainsi qu’aux allochtones ignorant
sa réalité. Comme l’affirment Gérard et Serge Bouchard, c’est un précieux
témoignage d’un être humain et de son mode de vie aujourd’hui
malheureusement révolu. Les Innus de Mingan sont bien sûr
encore vivement liés au territoire que leur « grand-père
» a parcouru et habité, mais différemment. Dans
ce témoignage de l’époque encore récente du
nomadisme, où les Innus parcouraient le territoire en quête
constante d’animal à chasser, de lieux giboyeux et accueillants,
on perçoit la relation intime, sensible et corporelle aux
animaux et au territoire habité et l’on y comprend l’ampleur
de la nécessité de donner la mort pour vivre. Le discours
de Mathieu Mestokosho est très épique : voyager, chasser,
tuer l’animal, le manger et s’il y a lieu, aller à l’aide
des moins fortunés. Cependant, la chasse est toujours accompagnée
d’un grand respect envers l’animal, de prescriptions de non-abus,
de conservation, de partage et de non-gaspillage, et les tristes
exemples de famine de ceux qui ont omis de respecter ces règles
élémentaires viennent appuyer cette philosophie. Il
ne faut donc pas comprendre cette chasse comme une conquête
de l’homme sur l’animal ou la nature, mais bien comme une vie qui
dépend de l’étroite relation des hommes et femmes
à la terre, aux animaux, aux végétaux, à
l’univers. La fécondité de cette œuvre est à souligner.
En plus de ses deux éditions francophones fort bien accueillies,
elle a été traduite et publiée en anglais récemment
(Irving 2006). Les paroles de cet ancien innu d’Ekuanitshit ont
aussi inspiré et continueront d’inspirer, on le souhaite,
plusieurs chercheurs, artistes et lecteurs de divers horizons, ainsi
que les Innus, directement concernés par cet héritage
qui leur est dédié. Notamment, Rita Mestokosho, poétesse
innue, femme politique de la communauté d’Ekuanitshit et
petite-nièce de Mathieu, en a été inspirée
pour créer son poème intitulé Sous un feu de
rocher, qu’elle dédie à Mathieu Mestokosho et son
grand-père Damien (Mestokosho 2005). Et maintenant, à
quand l’édition de ces paroles dans la langue innu-aimun
de leur auteur? Références BOUCHARD S., 1977, Chroniques de chasse d’un Montagnais de Mingan,
Mathieu Mestokosho. Québec, Ministère des Affaires
culturelles du Québec. —, 1973, Classification montagnaise de la faune : étude
en anthropologie cognitive sur la structure du lexique « animal
indien » chez les Montagnais de Mingan. Québec, Thèse
de maîtrise, Université Laval. IRVING J., 2006, Caribou Hunter – A Song of a Vanished Innu Life.
Vancouver, Greystone Books. MESTOKOSHO R., 2005, « Sous un feu de rocher » dans
Rita Mestokosho, écrivaine (www.innuaitun.com). SAVARD R., 2004, La forêt vive. Récits fondateurs
du peuple innu. Montréal, Boréal. Véronique Audet Sara AHMED, Claudia CASTAÑEDA, Anne-Marie FORTIER et
Mimi SHELLER (dir.), Uprootings/Regroundings – Questions of Home
and Migration. Oxford et New York, Berg, 2003, 304 p. La force et l’intérêt de l’ouvrage dirigé
par Sara Ahmed, Claudia Castañeda, Anne-Marie Fortier et
Mimi Sheller résident dans un parti-pris éditorial
qui pose comme objectif de « troubler les revendications simplifiées
concernant la nature du foyer et de la migration dans les vies et
les mondes contemporains » (p. 15). À ce titre, l’ouvrage et les objectifs qu’il se donne
tombent à point nommé. En effet, la littérature
de langue anglaise sur les migrations internationales est aujourd’hui
traversée par la notion rarement explicitée de foyer
(home). Particulièrement lorsqu’il s’agit de rejoindre, par
le biais de la migration, un territoire avec lequel on a des attaches
personnelles (dans le cadre d’un « retour au pays natal »)
ou familiales (dans le cadre d’un « retour » au pays
des ancêtres), le territoire que l’on gagne ou que l’on regagne
est désigné par le spécialiste des migrations
comme l’indivisible « foyer », étape finale d’un
voyage de « retour ». L’usage inconsidéré
d’une terminologie qui semble au premier abord tout à fait
banale, impose une définition et un certain sens à
l’acte migratoire, en dépit et en dehors de la subjectivité
propre du migrant. La subjectivité individuelle sert de point de départ
à la plupart des recherches présentées dans
l’ouvrage. Ainsi la contribution de Rutvica Andrijasevic, consacrée
au trafic humain transfrontalier, oppose-t-elle le discours public,
tel qu’il est transcrit dans le débat médiatique et
politique, et la narration de l’expérience propre des jeunes
femmes d’Europe de l’Est qui travaillent comme prostituées
en Italie. Alors que le premier les dépeint comme de jeunes
ingénues trompées par la figure masculine et menaçante
du trafiquant, la seconde dévoile la capacité d’agir
de ces jeunes femmes, pour lesquelles l’illégalité
et la prostitution peuvent être des stratégies migratoires
accessibles dans un espace européen clôturé,
où toute autre possibilité de migration leur est fermée. Alors que le parallélisme du titre associerait la migration
et le foyer respectivement au déracinement et au repiquage
ou, dans le vocabulaire deleuzien, à la déterritorialisation
et à la reterritorialisation, l’ouvrage dépeint de
multiples facettes d’une relation incroyablement plus complexe entre
ces quatre termes. Les différentes contributions passent
au crible d’une critique féministe les notions de «
foyer » et de « migration » et prennent le contre-pied
de leurs acceptions usuelles, dans le but avoué de déconstruire
certaines catégories de la recherche et de la pensée
afin d’ouvrir de nouvelles pistes d’investigation et de nouveaux
horizons de recherche. Alors que le « foyer » est une
topique féminine et la « migration » une topique
masculine (la langue française ici nous joue des tours),
et alors que le « foyer » évoque l’immobilité
et la « migration » évoque le mouvement, le présent
ouvrage déconstruit et reconstruit ces deux notions autour
des thématiques du genre et de la mobilité. Au cours
de ce travail de remise en question, la notion de migration est
dissociée de celle de mobilité, et le filtre du genre
est appliqué à diverses expériences de mobilité
et de construction et reconstruction du foyer. Ainsi Anne-Marie
Fortier présente-t-elle le coming-out et sa nécessaire
répétition comme une déterritorialisation répétée,
ne pouvant se reterritorialiser pour de bon que dans un milieu queer,
nouveau foyer qui vient succéder à l’ordre antérieur
du milieu familial. Par un autre déplacement sémantique, Mimi Sheller
envisage la notion de créolisation comme sujet de déterritorialisations
multiples. Quittant dans un premier temps les Antilles via leurs
spécialistes métropolitains (Stuart Hall, Edouard
Glissant et Paul Gilroy), la notion a fini par perdre, notamment
dans le discours d’Ulf Hannerz, ses dimensions originelles de conflit,
de rupture, de résistance et de survivance. Sheller reterritorialise
la notion au lieu de ses origines, les Antilles, et ce faisant lui
donne de l’épaisseur et remet au premier plan les rapports
de pouvoir en jeu dans la créolisation. L’ouvrage joue sur la polysémie des notions engagées
et réinvestit des sens délaissés dans l’usage
scientifique courant. De façon représentative, le
déracinement et le repiquage du titre se voient conférer
une matérialité inattendue, sous la forme d’un cliché
de l’œuvre « Greffon » de l’artiste palestinien Khalil
Rabah (p. 77) : un olivier palestinien déraciné et
replanté à Genève est encerclé d’un
premier périmètre de terre déplacée
du lieu d’origine, et dont la couleur tranche avec la terre du parc
du Palais des Nations. Mélanie Perroud Mourad DJEBABLA-BRUN, Se souvenir de la Grande Guerre : la
mémoire plurielle de 14-18 au Québec. Montréal,
vlb éditeur, 2004, 181 p., photogr., bibliogr. La presse locale picarde (France) s’en est fait l’écho
: pour la première fois, la célébration de
l’armistice du 11 novembre 1918 en la clairière de Compiègne
s’est tenue en présence d’un ministre en exercice d’un autre
État, en l’occurrence « la Québécoise
Monique Gagnon-Tremblay, chargée des relations internationales
et de la francophonie » (Courrier Picard, 12 novembre 2006). À la lecture de l’ouvrage de Mourad Djebabla-Brun, la
visite de courtoisie entre « cousins » prend une tout
autre couleur. Car en s’interrogeant sur la célébration
de l’armistice de la Première Guerre mondiale au Québec,
l’auteur nous invite à la construction d’un mythe politique.
Ou, plus exactement, de mythes, car c’est bien le pluriel qu’il
faut employer, comme le souligne le sous-titre de son ouvrage :
la mémoire plurielle de 14-18 au Québec. Trois étapes jalonnent l’utilisation du 11 novembre entre
les années vingt et les années quatre-vingt-dix. Elles
ont en commun la revendication nationale, politique ou culturelle,
d’abord canadienne, puis québécoise. À partir d’un travail sur la construction des monuments
aux morts, de l’Histoire écrite dans ou par les manuels scolaires,
et de l’utilisation de la guerre dans les œuvres littéraires,
l’auteur met à jour trois instrumentalisations de l’armistice. Pour les générations qui ont suivi la Première
Guerre mondiale, célébrer le 11 novembre revient à
glorifier le sacrifice des soldats canadiens pour leurs «
deux mères patrie » : Grande-Bretagne et France mais
aussi à célébrer l’effort de guerre du Canada,
certes comme entité appartenant au Commonwealth et donc lié
à l’Empire britannique, mais plus sûrement autour du
Canada comme nation indépendante « d’un océan
à l’autre », ce que l’auteur appelle aussi la «
récupération œcuménique canadienne ».
La guerre devient alors ce ciment national dont le Canada a besoin
pour s’émanciper de la tutelle politique anglaise et acquérir
son indépendance (Statut de Westminster, 1931). Dans la foulée,
les Canadiens français mettent en exergue la participation
québécoise à la guerre et valorisent l’action
du 22e régiment, seul bataillon francophone. Les deuxième et troisième mémoires sont
propres au Québec. La deuxième, qui émerge dans les années
trente par le biais des manuels scolaires et des œuvres littéraires,
serait plutôt une contre-mémoire, en ce sens qu’elle
s’intéresse non aux faits de guerre, mais à la vie
au Québec durant la guerre et où elle définit
l’opposition à la conscription (1917-1918) et les émeutes
de 1918 à Québec comme l’opposition des Québécois
au gouvernement canadien. Les réfractaires deviennent alors
les « véritables » héros de la guerre,
tout comme ils sont les hérauts de la survie de la culture
des Canadiens français au Canada. Enfin, la troisième mémoire, élaborée
à partir des années soixante et portée par
les élites politiques et intellectuelles des années
quatre-vingt et quatre-vingt-dix, accapare l’armistice dans une
volonté d’émancipation québécoise, comme
le gouvernement canadien l’avait fait à la fin de la guerre.
Les conscrits réfractaires québécois sont alors
l’emblème du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes
dans un environnement géopolitique de décolonisation.
Et Djebabla-Brun conclut : « […] la mémoire n’est jamais
fixe […] elle interprète le passé en fonction d’enjeux
sociopolitiques et idéologiques propres à son temps
et à la génération qui les porte […] Les morts
sont ainsi les instruments des vivants et contrôler son passé
revient à chercher à contrôler son avenir »
(p. 152). Dès lors, la reprise de la célébration de
l’armistice par le gouvernement québécois – abandonnée
durant la décennie 1985-1994 – y compris en Europe, servirait
le projet politique de reconnaissance d’un Québec libre et
souverain. À tout le moins d’une nation québécoise
au sein d’un Canada uni. Philippe Lorenzo Luís R. CARDOSO DE OLIVEIRA, Droit légal et
insulte morale. Dilemmes de la citoyenneté au Brésil,
au Québec et aux États-Unis. Traduit du portugais
brésilien par Elizabeth Maria Speller Trajano et revu par
Ana Maria dos Santos Franco Teles, Collection Américana.
Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2005, 164
p., bibliogr. Étrange tribu vue du Brésil que ces irréductibles
Québécois qui ont produit la plupart des Premiers
ministres de la fédération canadienne au cours des
dernières décennies, mais qui persistent à
réclamer plus d’autonomie et de reconnaissance de la part
d’un pays du G8 reconnu par l’Organisation des Nations Unies comme
offrant à ses citoyens une des meilleures qualités
de vie au monde. Inspiré par la philosophie politique de
Charles Taylor, Jürgen Habermas, Hans Gadamer et de Peter Strawson,
entre autres, ce livre de l’ethnologue brésilien Luís
Roberto Cardoso de Oliveira tente de cerner le « noyau du
problème » des droits de citoyenneté en montrant
que leur reconnaissance ne peut et ne doit pas reposer uniquement
sur des bases légales et constitutionnelles. Le présent
ouvrage est un recueil d’articles écrits entre 1997 et 1999,
d’abord paru au Brésil en 2002. Il comporte certaines répétitions,
quasi inévitables dans ce genre de publication, mais qui,
heureusement, n’entachent pas la qualité de l’ensemble. Un des intérêts de cette contribution est d’offrir
une réflexion originale au sujet de la médiation possible
entre les identités collectives et les droits de citoyenneté
en contexte démocratique. Les droits de citoyenneté
sont conçus comme devant présenter « un équilibre
raisonnable entre les principes de justice et de solidarité,
entre le respect des droits […] de l’individu et la considération
envers la personne ou l’identité du citoyen » (p. 138).
L’absence d’équilibre se traduit par un déficit de
citoyenneté, notion qui apparaît ici comme un intéressant
outil d’analyse. Ainsi, au Brésil, une préoccupation
démesurée et sélective pour la considération
se traduit par une difficulté à respecter les droits
civils fondamentaux des citoyens « qui ne sont pas vus comme
dignes d’une attention spéciale » (ibid.). En contraste,
aux États-Unis, l’auteur note une difficulté à
reconnaître la singularité de l’individu en contexte
d’interactions sociales, ce qui entraîne une absence de considération
pour les insultes à l’honneur ou à la dignité
de la personne. Le cas du Québec au sein de la fédération
canadienne apparaît comme « une demande légitime
de reconnaissance, dont la négation est ressentie comme un
acte de déconsidération ou comme une insulte morale
» (p. 139). La notion d’insulte morale ou d’acte de déconsidération
découle de la recherche que mena l’auteur, à titre
de conseiller bénévole, au sein d’une Cour des petites
créances de la région de Boston aux États-Unis.
Il observa alors que, dans beaucoup de cas, la dimension strictement
monétaire et légale de la cause ne justifiait ni le
temps, ni l’argent consacrés par les plaignants à
leur démarche. En fait, une importante motivation des demandes
formulées au tribunal découlait de la perception d’agression
et d’insulte morale que pensaient avoir subies les plaignants. Ce
sentiment de révolte contre une attitude perçue par
le demandeur comme une agression envers son statut ou son identité
en tant que personne morale était assorti, lors des diverses
étapes de la démarche judiciaire, d’une recherche
de reconnaissance et de réparation de l’insulte morale subie. Une dimension que n’explore pas le présent ouvrage est
celle de la « déconsidération économique
» qu’un État indûment centralisateur inflige
à ses citoyens et à ses constituantes régionales
(argument que Lucien Bouchard avait efficacement mis de l’avant
lors du référendum de 1995). L’auteur propose justement
une analyse de « l’effet Bouchard » lors du référendum
de 1995. Bouchard, alors chef du Bloc québécois, un
parti voué à la défense des intérêts
du Québec au Parlement fédéral, fut nommé
négociateur en chef du camp souverainiste un mois après
le début de la campagne référendaire. Luís
R. Cardoso de Oliveira compare ce tribun passionné et charismatique
à un chamane qui traversa une expérience éprouvante
(l’amputation de sa jambe gauche atteinte par une infection) avant
d’acquérir des pouvoirs spéciaux (p. 84). L’analyse
d’extraits des discours de Bouchard se limite à une seule
dimension de leur contenu : la rhétorique du ressentiment
provoquant un sentiment d’indignation, mais l’auteur montre que
Bouchard a su rendre intelligible, pour une partie de la population
encore indécise, le sentiment d’insulte morale découlant
de la non-reconnaissance de l’identité distincte du Québec
par les instances fédérales. Il faut souligner en terminant l’originalité et la fécondité
de l’approche proposée par l’auteur qui met l’accent sur
l’ethnographie et l’aspect symbolique des relations sociales pour
repenser la citoyenneté, le droit et le champ politique,
approche qu’il applique à trois contextes nationaux distincts
qu’il a lui-même étudiés avec rigueur et considération. Référence CARDOSO DE OLIVEIRA L. R., 2002, Direito legal et insulto moral.
Dilemas da cidadania no Brasil, Québec e USA. Relume Dumará
: Núcleo de Antropologia da Política, Rio de Janeiro. Robert Crépeau Didier FASSIN, Faire de la santé publique. Rennes,
Édition ENSP, 2005, 58 p., bibliogr. Ce petit ouvrage de Didier Fassin publié par l’ENSP reprend
la conférence inaugurale qu’il a prononcée le 8 décembre
2004, lors des journées de l’École Nationale de la
Santé Publique (ENSP), à Rennes. Le texte de 54 pages
a pour ambition déclarée de montrer au lecteur «
ce que c’est que faire de la santé publique, c’est-à-dire
comment elle s’est faite au quotidien » (p. 7). C’est également
une version remaniée d’un article publié dans Public
Health as Culture un numéro spécial du British Medical
Bulletin (George Deavey Smith et Mary Shaw) « Culture of Health,
Culture of Illeness ». Le texte se divise en deux parties, la première, dite
généalogique, pose le contexte et le cadre théorique
de Fassin et la seconde, dite sociologique, ancre cette théorie
dans un cas pratique, l’étude du l’émergence d’une
épidémie de saturnisme. La partie généalogique
(en référence à Foucault) est donc présentée
comme traitant de « la constitution des corps et des populations
dans le temps et l’histoire » et dans la deuxième partie,
l’étude de cas permet l’analyse de la construction d’une
politique sanitaire à partir de l’exemple du traitement du
saturnisme, étude qu’il a effectuée avec Anne Jeanne
Naudé sur « la réinvention de l’épidémie
de saturnisme » dans le cadre d’une « Action Initiative
» du ministère de la Recherche français. Projet ambitieux donc, d’autant plus que le texte est court. Dans l’introduction, Fassin met en vis-à-vis la définition
de l’hygiène publique établie par Charles-Edward Winslow,
initialement publiée dans la revue Science en 1920, et celle
incluse dans la déclaration de la charte d’Ottawa de 1986
; définitions qui tentent toutes deux, à des époques
différentes correspondant à des ordres de rationalité
distincts, de définir la santé publique. Leur reprochant
d’être de grandes déclarations d’intentions tout à
fait creuses, il se propose de brosser une définition qui
serait davantage descriptive (ce qui se fait) que prescriptive (ce
qui devrait se faire), car selon lui la santé publique «
n’est pas dans ce qu’on en dit mais dans ce qu’on en fait »
(p. 13). Négligeant ainsi le caractère performatif
du discours ? la production de vérités ayant des effets
notables sur la réalité ? la définition de
la santé publique et du bien-être proposée dans
la Charte d’Ottawa influence nécessairement la pratique de
la médecine. La partie généalogique (partie 1) tente donc de
rendre compte en 14 pages de la manière dont s’est construit
le gouvernement des vivants. Dès le départ, Fassin
donne le ton en rapportant deux expériences différentes
qu’il range dans la catégorie de la prévention soit
« une intention collective de remédier à un
problème collectif qui menace l’intégrité du
groupe » (p. 15). Ce faisant, il confond deux pratiques très
différentes (rituel de purification dans un village africain
et politiques de prévention occidentales qui, si elles sont
là toutes deux pour prémunir la population contre
un danger, ne reposent pas sur le même ordre de rationalité).
Se concentrant ensuite sur le monde occidental, il montre comment,
dès l’antiquité, l’Empire romain sous Auguste, s’appuyant
sur une définition de l’État différente de
celle des Grecs, met en place un système de santé
publique à l’échelle de l’Empire. Le problème
ici est que Fassin nous présente cette nouvelle attention
pour la santé de la population comme une forme du pouvoir
pastoral à la Foucault. Or, chez ce dernier, le pouvoir pastoral
vient d’une idée inédite et étrangère
au monde antique selon laquelle chaque personne doit être
guidée par un rapport d’obéissance et qui provient
de la pratique de la pastorale chrétienne. Rappelons que
l’empereur Auguste naît en 63 avant J.-C. et meurt en 14 de
notre ère : le pouvoir pastoral ne saurait donc se développer
sous son règne, car ? au moins chez Foucault ? il est une
extension, dans le domaine laïque, de la systématisation
de la confession (au XIIe siècle). L’auteur passe ensuite
de la Rome antique à l’exemple de l’empire Inca au XVe siècle,
pour montrer, on le suppose, que le souci de la santé de
la population est constant dans tous les grands empires. Mais si
ces exemples nous montrent que les empires, de par leur structure
politique, ont pour tradition de prendre en compte la santé
de leur population, on ne peut pas qualifier ce souci de pastoral,
du moins dans le sens que Foucault donne à ce terme. Fassin,
qui fait souvent référence à Foucault, connaît
bien l’importance d’effectuer un retour sur la constitution de nos
catégories de pensée, seulement ici il va trop vite,
mêlant des conceptions de la santé très différentes
et s’intéressant davantage aux empires qu’à l’État
nation, contexte où pourtant, comme l’a montré Foucault,
se mettent en place les biopolitiques qui font du vivant un souci
constant du pouvoir. Faisant pourtant un clin d’œil appuyé à Foucault
dans le titre de sa partie suivante (« surveiller et prévenir
»), Fassin avance sans creuser plus avant (malheureusement,
car c’est ici que réside le cœur de son propos) que «
Avant d’être un savoir, la santé publique manifeste
donc un pouvoir », (p. 20). Il s’en suit une définition
du problème de la santé publique dont Fassin montre
bien vite les limites (il cite par exemple les travaux de Haking
sur la maltraitance infantile et sa constitution en problème
de société). Ainsi, selon l’auteur, et nous abondons
dans son sens, c’est par un retour à la pratique que l’on
peut comprendre comment un problème social se réécrit
en problème sanitaire. Dans la deuxième partie, « Sociologie », l’auteur
entend montrer que la santé publique est avant tout une pratique
culturelle. Dans une perspective constructiviste et réaliste
(qui renvoie donc à la « manière dont les agents
sociaux construisent un problème de santé et l’inscrivent
dans l’agenda politique » p. 32) qui permet de comprendre
en quoi les problèmes sont le « résultat de
structuration et d’agencement du monde social » (p. 32), il
nous présente, de manière fort documentée et
argumentée, la constitution de l’épidémie de
saturnisme en France en problème de santé publique.
Cette partie, contrairement à la partie généalogique
à notre avis, est particulièrement réussie.
Ainsi, il est démontré de façon convaincante
comment l’émergence d’une épidémie n’est pas
tant le fait d’une augmentation des cas que de celle de la sensibilité
des indicateurs et des pratiques. Ainsi on voit très bien
comment le saturnisme « change de main » : d’un problème
toxicologique, il devient un problème d’intervention sociale
; de nouvelles formes de pratiques (enquête de voisinage)
sont mises en place pour dépister la maladie, la liste de
symptômes s’étend jusqu’à une forme asymptomatique
de la maladie, etc. Ce faisant, il pointe du doigt les insuffisances
du système de santé qui,) d’explications culturalistes
bancales (la Pica, pratique géophagique qui expliquerait
pourquoi les enfants mangent de la peinture au plomb) en jugements
à l’emporte-pièce (même sous le sceau de la
science) stigmatisent des segments de la population française
sans pour autant les aider. Le saturnisme étant tout d’abord
dû à l’insalubrité des logements occupés
par les tranches les plus pauvres de la population, c’est sur la
pauvreté qu’il faudrait agir, mais comme le note Fassin,
« force est de constater qu’il y a loin de la loi à
son application. Deux ans après le vote de la législation
sur la prévention du saturnisme infantile, moins d’un pour
cent des personnes exposées avaient été relogées
ou avaient bénéficié d’une réhabilitation
de leur logement » (p. 53). Ce court ouvrage, on l’aura compris, prête à discussion.
Tout d’abord, ni conférence, ni article, ni monographie,
ni essai, il n’arrive à atteindre les exigences d’aucun format.
Il s’agit davantage d’un copié collé que d’un ouvrage
dont l’ensemble aurait été pensé avec cohérence.
La première partie, et c’est fort étonnant, est très
imprécise. La deuxième, et c’est là la force
de Fassin, est une belle mise en perspective de la construction
d’un problème de santé publique. À cet effet,
il peut s’avérer un livre intéressant pour ceux qui,
débutant dans les champs de la sociologie ou de l’anthropologie
de la santé, souhaitent comprendre comment donner une cohérence
à leurs notes de terrain. Mais si l’ambition du livre était
bien de nous montrer comment la santé publique s’est faite
à la fois dans l’histoire et au quotidien (p. 7), force est
de constater que le propos est manqué, du moins pour la partie
historique. Il est fort regrettable que les éditions de l’ENSP aient
bâclé un ouvrage qui n’est ni à la hauteur du
travail de Fassin (qu’on pense à Des mots indicibles. Sociologie
des lieux d’écoute), ni à celle des ouvrages habituellement
publiés par l’ENSP (qu’on songe à Lecorps et Paturet,
Santé publique du biopouvoir à la démocratie). Références FASSIN É., 2004, Des mots indicibles. Sociologie des lieux
d’écoute. Paris, La Découverte. LECORPS P., 1999, Santé publique du biopouvoir à
la démocratie. Rennes, ENSP. Laure Blein Chantale PROULX, Filles de Démeter. Le pouvoir initiatique
de la maternité. Sherbrooke, GGC Éditions, 2005, 246
p., bibliogr. L’ouvrage de Chantale Proulx se veut d’abord un hymne à
la maternité ; ce passage dans la vie d’une femme, trop longtemps
dévalorisé voire dénigré dans les sociétés
occidentales. Y jetant tout à la fois un regard psychologique,
symbolique, spirituel et social, l’auteure de Filles de Démeter
propose des réponses au questionnement des femmes de même
qu’un outil leur permettant de mieux affronter à cette étape
majeure de leur vie. L’ouvrage se divise en trois parties. La première traite
de l’instinct maternel, relançant le débat sur son
existence. S’il a été nié entre autres par
le courant féministe, il est ici présenté comme
une évidence, bafouée dans le but d’abolir les inégalités
sexuelles. Cette résiliation aurait d’autant plus affecté
le maternage et l’attachement mère-enfant, ce qui est à
la source des grands maux psychologiques de notre société
contemporaine selon le regard historique et transculturel de l’auteure.
Le maternage intensif, bien que suscitant toujours la critique et
entraînant ainsi les mères dans la solitude et l’isolement
(p. 45), est plutôt prôné par Proulx et présenté
comme une solution, dans une perspective de santé collective. La deuxième partie présente l’analogie entre la
maternité et les rituels initiatiques, disparus de nos sociétés
« trop individualistes » pour assumer ce passage servant
« à se fondre au collectif » (p. 56). La discussion
s’organise selon les trois étapes des rituels identifiées
par Van Gennep. La grossesse, ou la séparation de l’état
d’origine qui constitue la première étape de tout
processus initiatique, est caractérisée par le renoncement.
L’accouchement, point culminant du processus, est un déchirement,
une douleur nécessaire à la réalisation et
l’acceptation du statut subséquent. Or, notre réponse
pharmacologique à la souffrance empêche plusieurs femmes
d’accomplir ce passage. La douleur assumée permettrait une
prise de conscience et « une conversion de la douleur en un
pouvoir de pénétrer l’inconnu et l’imprévisible
» (p. 110). L’agrégation ou le retour à la communauté
est la dernière étape du grand processus de transition.
C’est l’étape qui, selon Proulx, fait défaut dans
notre société, où les femmes se retrouvent
seules pour les relevailles. En ce sens, l’auteur suggère
que le manque de valorisation et surtout d’espace pour ce qu’elle
nomme le grand continent féminin du « yin »,
de même que la passivité et l’éloignement obligé
d’un monde extérieur, performant et compétitif, sont
les causes de plusieurs dépressions postnatales. L’accueil
par une communauté de femmes ne se fait plus, alors que la
coupure intergénérationnelle laisse la nouvelle mère
devant un vide. Suivant une analyse psychanalytique, Proulx suggère
encore que la solitude de la nouvelle mère face aux démons
de sa propre enfance affecte son psychisme et accentue les difficultés
engendrées par la maternité. La troisième partie aborde plus largement la transformation
identitaire engendrée par la maternité. À l’image
des poupées russes, dont la gente masculine est exclue, l’auteur
soutien que les femmes font des femmes, qui à leur tour font
des filles, et que chacune d’entre elles doit se guérir de
sa relation à sa propre mère non seulement pour mieux
vivre sa relation avec sa fille mais pour récupérer
sa féminité, sa spécificité. Un regard
posé sur l’expérience de la maternité à
l’extérieur du monde occidental met en lumière l’individualisme
de notre culture et l’isolement dans lequel les mères sont
ici confinées. Selon Proulx, l’espace relationnel qui permet
aux femmes de témoigner du grand passage qu’est l’accouchement
fait cruellement défaut dans nos sociétés,
ce à quoi elle propose de répondre par la création
de noyaux de vie communautaires féminins (p. 231). En conclusion, l’auteure réitère l’importance d’une
maternité maternante, caractérisée par l’allaitement,
les contacts et l’attachement, Elle ajoute qu’il est nécessaire
de prendre soin des jeunes mères pour les guérir de
leur passé et d’ainsi protéger les jeunes filles d’une
répétition des blessures causées par la maternité.
En ce sens, Proulx insiste sur l’importance de redonner à
cette phase de la vie d’une femme son caractère risqué,
difficile voire traumatisant, afin de démystifier ce grand
sacrifice et d’arrêter de le voir comme une simple étape
de l’amour dans la vie de couple. Si d’une part, elle compare la
maternité à un rituel initiatique, elle déplore
d’autre part le silence et l’absence de lieu d’échange sur
l’épreuve de l’accouchement. Ainsi, l’auteure propose de
façon quelque peu paradoxale de redonner à cet événement
le caractère sacré qui lui revient, sans toutefois
vouloir conserver le « secret », habituellement lié
au sacré. Bien qu’on puisse lire qu’il s’agit d’une étude qualitative
réalisée auprès d’une dizaine de femmes, la
méthode n’est pas détaillée et les nombreuses
sections qui se succèdent donnent davantage l’impression
d’un grand témoignage livré par l’auteure, sur son
propre vécu et sur des observations effectuées lors
de ses voyages. Ses constats sont appuyés par quelques citations
de femmes rencontrées au cours de thérapies ou lors
d’entretiens amicaux. Chantale Proulx est avant tout mère
et psychologue, et nous présente à travers son récit
diverses théories de cette discipline. De Jung et Freud à
la mythologie grecque, en passant par l’idéologie bouddhiste,
les contes de fées et le folklore, l’auteure couvre un large
terrain pour souligner l’universalité du pouvoir de la maternité. Si l’ouvrage de Proulx se situe clairement dans le courant féministe
de la différence ? où les femmes sont valorisées
par leurs différences et leurs caractéristiques exclusivement
féminines ? son ancrage anthropologique est plutôt
faible, limité à des impressions ressenties lors de
voyages à l’étranger et à une littérature
datant parfois de près de cinquante ans. Inspirés
de l’anthropologie de la personnalité et de l’œuvre de Margaret
Mead, les propos de l’auteure sont bien souvent réducteurs,
figés dans le temps et homogénéisants. Des
faits observés chez quelques individus par des anthropologues
du siècle dernier sont repris et appliqués à
tout un peuple voire un continent. C’est ainsi qu’on peut lire que
les femmes brésiliennes accouchent avec facilité (p.
111), que les bébés africains sont calmes et heureux
(p. 40), que leurs mères chantent dans la douleur tandis
que les Indiens sourient le ventre vide (ibid.). Les habitants d’Alor,
pour avoir été transportés dans des paniers,
seraient « marqués par l’inquiétude, dotés
d’une personnalité dépourvue de tout esprit d’entreprise
et plein d’agressivité » (p. 36). On y apprend également
que les peuples primitifs, moins développés, sont
plus près de leur animalité (p. 40). Si plusieurs
de ces propos sont réducteurs envers certaines sociétés,
c’est toute la discipline anthropologique qui semble mal comprise
et réduite à de simples « témoignages
» exotiques. En dépit des lacunes quant à la portée anthropologique
de cet ouvrage, l’auteure réussit à soulever des points
intéressants et à ouvrir sur des pistes de réflexion
sur la valeur accordée à la maternité dans
une société qui tend de plus en plus vers l’individualisme.
Il est à espérer que cet ouvrage réussisse
à rejoindre des femmes isolées par la maternité,
et à leur transmettre la force nécessaire pour l’assumer
voire l’apprécier, à l’image de la grande déesse
grecque Déméter. Stéphanie Arseneau Bussières Judith FARQUHAR, Appetites. Food and Sex in Post-socialist
China. Durham et Londres, Duke University Press, 2002, 341 p., bibliogr.,
index. Cet ouvrage examine comment les pratiques de la vie quotidienne
des habitants de la Chine postsocialiste sont encore fortement habitées
par celles de son passé maoïste. Plus particulièrement,
l’auteure explore la manière dont les désirs et les
envies des individus s’expriment, et comment les valeurs de la période
maoïste, profondément ancrées dans le travail,
la production et la collectivité, ont fait place à
des pratiques et des discours articulés autour du marché,
du capitalisme et de l’individualisme. Farquhar analyse ces changements
à travers l’examen minutieux des évènements
« ordinaires » de la vie quotidienne, s’exprimant dans
les expériences « encorporées » qui s’articulent
autour de l’appétit pour la nourriture et le sexe. L’originalité de l’ouvrage se situe dans cette perspective,
qui allie des intérêts pour les pratiques concrètes,
l’expérience sentie et le discours. Par ailleurs, ce livre
est remarquable par son approche des questions ethnographiques.
En effet, l’auteure, qui possède une longue expérience
de recherche en Chine sur des questions liées à l’anthropologie
médicale et du corps, combine à ses données
ethnographiques une analyse de discours d’ouvrages cinématographiques,
littéraires, publicitaires et scientifiques. Elle effectue
ainsi un mélange de sources et de genres, interprétant
ces ouvrages comme étant des textes ethnographiques à
part entière. Qualifiant son approche d’ethnographie itinérante
ou cosmopolite, elle puise dans ces sources et y traite le corps
comme étant une formation de la vie quotidienne, alors que
cette dernière est profondément marquée par
les discours, qui sont à leur tour alimentés par la
vie matérielle. Par cette anthropologie singulière
du corps, l’auteur relève le défi qu’elle se pose
de ne pas insister sur l’exotisme de la Chine, mais au contraire
de la présenter comme étant un lieu de production
d’expériences communes dans ses fondements au reste du monde. À travers son livre, qui couvre dans un premier temps
le rapport corporel à la nourriture, l’auteur examine les
paradoxes, les résistances et les négociations ancrés
dans l’amalgame des périodes maoïstes et postsocialistes.
L’auteur présente entre autres comment les pratiques de la
médecine traditionnelle chinoise traitent les corps marqués
par des politiques ayant causé des famines. Farquhar démontre,
grâce à l’analyse de trois œuvres cinématographiques
provenant d’autant d’époques, comment le corps et l’alimentation
sont des faits politiques changeants. Les histoires personnelles
qui émergent dans ces productions montrent comment l’individualisation
à laquelle on assiste ne constitue pas une dépolitisation,
mais plutôt une privatisation de la société
dans la quotidienneté, entraînant un certain malaise
pour la génération qui chevauche actuellement les
périodes du maoïsme et de la réforme. Ce malaise
est lié aux privations et aux excès vécus,
comme la pratique nouvelle de dresser de grands banquets en témoigne,
des phénomènes interprétés à
la lumière des principes de la médecine chinoise. Dans la deuxième partie du livre, l’auteure poursuit sa
réflexion en étudiant comment la vie des individus,
la sexualité et l’érotisme s’articulent dans la culture
populaire des dernières années, soulignant de nouvelles
valeurs politiques libérales. Elle examine la manière
dont les individus et les corps se privatisent et sont construits
à travers la sexualité moderne. En étudiant
les campagnes d’éducation sexuelle et les enquêtes
nationales sur la sexualité des Chinois, Farquhar avance
que l’État construit ce qu’il dit décrire. Il normalise
et naturalise la sexualité qui émerge de ses études,
créant un objet scientifique et pédagogique qui avance
le projet civilisateur de modernisation nationale et de normalisation
bourgeoise. Ce processus est en marche au moment où les textes
anciens sur l’art érotique chinois sont de nouveau permis
et mis de l’avant dans la culture populaire, contribuant ainsi d’une
manière renouvelée au nationalisme chinois. S’inscrivant
en faux par rapport au maoïsme, ces textes, avant que de parler
de sexe, renvoient au monde moderne et global dans lequel se trouve
la Chine, où les désirs privés et l’art ancien
sont désormais permis. L’ouvrage de Farquhar n’est pas un livre sur l’histoire récente
de la Chine ou une analyse traditionnelle des défis qu’affronte
ce pays dans le contexte de la mondialisation. C’est plutôt
un texte clé pour quiconque s’intéresse à la
Chine dans ses détails et son histoire « parallèle
». De même, ce livre intéressera les lecteurs
préoccupés par les problématiques liées
au corps ainsi qu’aux questions ethnographiques. Chacun de ces éléments
est exposé dans sa complexité, alors que l’auteur
mélange avec beaucoup de finesse différentes perspectives
ayant souvent été présentées comme dichotomiques
dans la littérature. De même, cet ouvrage donne un
angle de réflexion très original sur les questions
de postsocialisme : la subtilité et la complexité
de ce processus sont mises à jour, et non pas présentées
sur une base temporelle linéaire où les valeurs, les
perceptions, les enjeux, et les pratiques ne seraient que «
naturels » à l’économie de marché. L’écriture
vivante de Farquhar ajoute enfin à la qualité de ce
livre qui contribue de manière importante à ce type
d’étude. Sabrina Doyon Albert PIETTE, Le temps du deuil. Essai d’anthropologie existentielle.
Paris, Les Éditions de l’Atelier et Éditions ouvrières,
2005, 125 p., bibliogr. Dans ce livre très personnel, Albert Piette évoque
le deuil qui fut le sien après la mort de son père,
il y a plus d’une quinzaine d’années. Il recourt ainsi explicitement
à sa propre expérience pour tenir un propos dont la
portée ne va pas de soi. Piette s’en explique d’ailleurs
: cette « anthropologie existentielle » est finalement
présentée comme la démarche consistant à
« partir de sa propre expérience sous la forme d’une
autoethnographie détaillée pour dire quelque chose
sur l’être humain » (p. 113). Piette évoque ainsi d’emblée sa socialisation catholique
(dans une famille « croyante et pratiquante », p. 21),
et la façon dont ses « croyances » sont intervenues
au cœur de son deuil pour atténuer l’absence soudaine de
son père, auquel le récit chrétien l’a aidé
à donner une place. Le deuil en effet, pour Piette «
constitue une expérience émotionnelle et cognitive
qui, à travers un processus temporel variable, vise à
amortir l’absence du mort » (p. 11). Cette expérience du deuil psychique n’apparaît pas
cependant dans cet ouvrage comme un processus seulement interne,
échappant à la socialisation. Piette montre bien comment
les catégories de pensée qu’il a héritées
de sa socialisation catholique interviennent au cœur de son deuil,
et ce, même si les moments de croyance ne constituent pas
un état permanent : l’auteur insiste depuis longtemps, on
le sait, sur le caractère ponctuel et l’hétérogénéité
potentielle des états de croyances. Son attention aux habitudes
de pensée et aux dispositions intériorisées
qui sous-tendent la régularité constatable de tels
moments apparaît mieux ici toutefois que dans d’autres travaux,
lorsqu’il reconnaît par exemple que ses croyances catholiques
« résultent d’une habitude passive », ou encore
qu’elles sont « une affaire de biographie et de contexte »
(p. 22). L’activation de telles dispositions d’esprit n’exclut pas
toutefois les moments de doute, ni ceux où s’impose d’abord
l’absence du défunt, et Piette rend bien compte des hésitations
qui l’ont habité. Mais intervient aussi au cœur de l’expérience du deuil
de l’auteur une pratique étroitement liée à
sa trajectoire d’intellectuel familier de l’écriture et à
son « savoir-faire d’ethnographe » (p. 43). En effet,
Piette, pendant les mois et les années qui ont suivi immédiatement
le décès de son père, a couché sur papier
une grande quantité de souvenirs qu’il avait de celui-ci,
pour lutter contre l’oubli, et constituer une trace (et ce, même
si le défunt a évidemment laissé d’autres traces
: photos, outils, etc.). Mais écrire, c’est aussi continuer
à donner du temps et de l’attention au défunt, en
mobilisant à son intention (« ce faisant, il me semble
aussi que j’honore la mémoire de mon père »
– p. 45) une compétence professionnelle intériorisée.
Cette écriture, qui évolue avec le temps, durera un
peu plus de deux ans, jusqu’à ce que l’auteur perde l’énergie
nécessaire et rentre dans un « nouveau mode d’existence
», où la présence de son père s’est faite
plus discrète, même si l’oubli, « ce n’est pas
réduire à rien » (p. 109-112). Piette prie quotidiennement Dieu ou son père pendant des
mois, et est alors « assidu aux messes dominicales »
(p. 57). Un peu moins de deux ans après le décès,
il intensifie ses recherches d’informations « sur l’existence
d’une autre réalité après la vie » (p.
57), sans jamais se départir toutefois d’un sens critique
professionnel intériorisé : « la preuve de l’au-delà
n’est convaincante qu’à partir de la croyance en celui-ci
» (p. 68), et ce sont toujours les croyances validées
par l’Église, dont il est familier depuis son enfance, qui
suscitent sa plus forte adhésion. La croyance, toutefois,
est une affaire complexe, et Piette fait certainement partie des
anthropologues français qui ont régulièrement
interrogé la notion dans la dernière quinzaine d’années.
Ainsi, quand, dans les années qui suivent le décès
de son père, il s’investit dans une recherche sur la vie
quotidienne des paroisses catholiques en France, il remarque les
« restrictions mentales » et les « modalisations
» qui accompagnent les affirmations des fidèles et
des prêtres qui lui parlent de leur foi (p. 85-90). Celles-ci
font écho à ses préoccupations, à ses
croyances et à ses doutes personnels, et il en déduit
que les contenus religieux (Dieu, l’au-delà…) « créent
un jeu de déplacements, d’arrêts et de rebondissements,
comme si tout simplement ils ne pouvaient être “clôturés”
par l’une ou l’autre des modalités de les re-présenter
» (p. 94-95). Piette fait de cette incapacité à
cerner la nature des entités et des réalités
évoquées la spécificité profonde du
mode de pensée religieux (p. 99). Il est difficile cependant
de le suivre d’emblée sur ce terrain, dans la mesure où
d’une part il y a certainement bien d’autres choses que de l’incertitude
dans les systèmes de pensée religieux, et d’autre
part pas mal d’incertitude et de tolérance de la contradiction
dans la façon dont la « logique pratique » de
la pensée ordinaire envisage au quotidien bien d’autres objets
de pensée. L’ouvrage est toutefois, dans l’ensemble, incontestablement
stimulant et intelligent, et offre une problématisation anthropologique
originale du deuil psychique comme fait social. Joël Noret Christophe BROQUA, Agir pour ne pas mourir! Act Up, les homosexuels
et le sida. Paris, Presses de Sciences Po, 2005, 480 p., bibliogr.,
index. La publication de la thèse d’anthropologie de Christophe
Broqua apporte une nouvelle contribution aux récents travaux
consacrés à la compréhension du militantisme
au sein des associations de malades. L’auteur a choisi d’aborder
la question, déjà largement étudiée,
des mobilisations en faveur de la lutte contre le sida à
partir d’un questionnement original sur les relations entre l’homosexualité
et le sida. Son étude est ainsi centrée sur l’articulation
des identités homosexuelles et séropositives au sein
de l’association Act Up dont il souligne d’emblée la spécificité
: « À la fin des années quatre-vingt, Act Up
va ainsi devenir en France le principal espace (sinon le seul) où
se conjuguent l’expression de la séropositivité et
celle de l’homosexualité » (p. 48). L’ouvrage développe
une approche à la fois sociologique, politique et anthropologique
de l’association à partir d’un travail d’observation participante
mené pendant six ans et complétée par une série
d’entretiens. Act Up Paris est née de la rencontre d’un homme, Didier
Lestrade, et de l’association américaine Act Up New York
fondée en 1987 par L. Kramer afin d’exercer une activité
de lobbying auprès des pouvoirs publics. À l’encontre
des autres associations s’efforçant de « deshomosexualiser
» le sida, Act Up s’inscrit dans une « seconde génération
associative » dont le mot d’ordre est la publicisation de
la figure de l’« homosexuel séropositif ». La
création d’Act Up en 1989 participe ainsi à une «
repolitisation » du mouvement homosexuel en France par la
mise en avant d’un discours sur la maladie imputant la responsabilité
de l’épidémie aux pouvoirs publics et revendiquant
un lien entre le sida et l’homosexualité. Ce « référentiel
identitaire » homosexuel s’exprime notamment à travers
le rôle prépondérant de l’association au sein
de la Gay pride ou encore l’usage du triangle rose et la métaphore
du sida comme nouvel holocauste en tant que dénonciation
de la passivité des pouvoirs publics face au virus. La valorisation de la figure de l’homosexuel séropositif
permet également de rendre compte des logiques d’investissement
au sein de l’association. Les personnes séropositives y voient
en effet leur stigmate transformé en identité positive.
Mais l’épidémie occupe également une place
essentielle chez les militants séronégatifs (largement
majoritaires). Le risque de contamination joue en effet un rôle
déterminant dans la mise en forme de l’identité homosexuelle
du fait de l’identification opérée entre homosexualité
et sida. L’engagement au sein d’Act Up, seule association permettant
ce « travail de mise en cohérence », faciliterait
la résolution de la « tension identitaire » générée
par la découverte de son homosexualité. L’auteur met
au final en évidence la place croissante du sida dans la
socialisation des homosexuels masculins. Broqua souligne enfin les évolutions de l’association
après la découverte des trithérapies en 1996.
Act Up tente alors de conserver sa position de groupe homosexuel
radical par le développement de nouveaux modes d’action tels
que l’outing ainsi que par le déploiement d’une identité
davantage fondée sur une logique de service. Enfin, la défense
des différentes minorités touchées par l’épidémie
(toxicomanes, détenus, étrangers, etc.), et plus largement
l’engagement en faveur du « mouvement social », permet
à Act Up de conserver une dimension politique. La nécessité
de relégitimer une association exposée au risque de
dissolution s’exprime enfin à l’occasion d’une importante
controverse au sujet du bareback, c’est-à-dire la pratique
consistant à rejeter délibérément toute
prophylaxie lors de rapports sexuels. Act Up et en particulier son
fondateur attaquent ainsi violemment deux écrivains incitant
à la prise de risques. Broqua y voit une tentative de l’association,
alors largement désertée par les homosexuels séropositifs,
de s’imposer comme « centre de l’espace de socialisation homosexuelle
ayant intégré l’expérience du sida »
(p. 350). Ainsi, après une période où Act Up
réussit à apparaître comme le lieu de mise en
cohérence de l’homosexualité et du sida, l’auteur
observe une rupture entre l’association et la communauté
homosexuelle comme en témoigne la défection de son
fondateur ou l’élection à la présidence d’une
personne hétérosexuelle séronégative. L’ouvrage de Broqua se distingue par son minutieux travail de
restitution et ses prises de position originales. Deux limites méritent
néanmoins d’être signalées. L’administration
de la preuve apparaît tout d’abord souvent insatisfaisante.
La confrontation d’Act Up avec d’autres associations demeure ainsi
trop rare et les recherches déjà effectuées
sur l’association sont peu exploitées. Mais surtout l’usage
des entretiens apparaît critiquable. Souvent peu cités,
les entretiens, qui se situent souvent davantage dans un registre
émotionnel qu’explicatif, relèvent d’un usage trop
« commémoratif ». Cette dernière remarque
est sans doute à mettre en lien avec la position de l’auteur
à l’égard de son objet d’étude. À plusieurs
reprises, les propos de Broqua font figure de justification des
prises de position de l’association, comme au sujet du degré
de violence des actions d’Act Up. L’analyse aurait ainsi probablement
gagné en pertinence à se détacher davantage
de la spécificité de l’association pour mieux souligner
les conditions de possibilité des phénomènes
étudiés. Broqua n’en apporte pas moins une importante
contribution à la sociologie de l’épidémie
de sida. Éric Farges Michel DORAIS et Éric VERDIER, Sains et saufs. Petit
manuel de lutte contre l’homophobie à l’usage des jeunes.
Montréal, VLB Éditeur, 2005, 167 p., bibliogr. Je suis petit. Je suis pédagogique sans être didactique.
Je suis dialogique sans être dialectique. Je ne donne pas
de leçons mais prodigue des conseils pratiques. À
l’instar de certains mouvements alternatifs, je propose une alternative
à cette pensée pour qui le monde est toujours séparé
en catégories binaires et hermétiques : hétéros-homos,
hommes-femmes, bons- méchants, normaux-anormaux. Je suis
un palliatif au manque chronique de renseignements fournis aux jeunes
dans le cursus scolaire traditionnel. Je suis un Petit manuel de
lutte contre l’homophobie à l’usage des jeunes. Je suis né de réalités concrètes,
lourdes de situations passées mais riches d’expériences
à venir. Aujourd’hui encore, les jeunes de la diversité sexuelle
(gays, lesbiennes, bisexuels et transgenres) essuient des moqueries,
des remarques désobligeantes, des injures, des humiliations,
des menaces, des sévices physiques même. Les difficultés
scolaires ou même les tentatives de suicide dues au harcèlement,
les fugues et l’itinérance dues au rejet parental, la toxicomanie
due à l’homophobie intériorisée jalonnent souvent
ces parcours de vie. C’est la raison pour laquelle j’appelle un
futur où le respect des différences serait une préoccupation
quotidienne tant des institutions que des citoyens. Pour ce faire,
je livre des perspectives qui permettent non seulement de surmonter
les difficultés ou traumatismes causés par l’intolérance
et le rejet, mais aussi de les éviter, de les contrecarrer
même, autant que faire se peut. En ce sens, je suis pragmatique. Afin de lutter conte toute forme
de normopathie, de sexisme, d’hétéro-conservatisme
et autres violences symboliques silencieuses, d’autant plus insidieuses
qu’elles s’ignorent comme telles, je te propose des argumentaires
critiques (« Pour t’aider à mettre K.-O. les affirmations
erronées »), des expériences pratiques «
planifier sa “sortie” ou son coming out », « accompagner
le dépôt d’une plainte pour harcèlement ou violence
homophobe »), ou encore des trucs à retenir. De brefs
dialogues t’aideront à désamorcer les stéréotypes
qu’ils soient négatifs ou positifs ainsi que les interrogations
et affirmations sans-gêne, qui prétendent à
la consistance et ignorent leur propre insistance : « Quelles
sont les causes de l’homosexualité? ». « Les
homosexuels et les lesbiennes sont des pédophiles ».
« Ces gens là ne pensent qu’au sexe ». «
Même les bêtes ne font pas ça, c’est contre-nature
». « As-tu déjà essayé de faire
l’amour avec quelqu’un de l’autre sexe au moins? De cette façon,
tu en auras le cœur net! ». De là se dessinent les nuances et subtilités inhérentes
à de nombreuses situations. Les enjeux liés à
l’égalité de la diversité sexuelle (qui ne
sont autres que ceux de la diversité humaine) ne se situent
pas seulement au plan juridique, mais relèvent d’une forte
dimension symbolique. « Il faut toujours qu’ils s’exhibent
en folles ou qu’elles soient des camionneurs ». Voilà
l’image du LGBT1 que certains attendent, voilà l’image du
LGBT que d’autres nourrissent. Les images prennent le visage de
nos vérités. Jusqu’à quand? Le règne
de ces images stéréotypées de la diversité
sexuelle commande qu’on y reste ou qu’on en sorte. Il s’agit de
savoir comment on en sort dans le premier cas (groupe de parole
et de soutien, participation à la marche des Fiertés)
et pourquoi on y reste dans le second. C’est la raison pour laquelle je donne à entendre les
témoignages de Kathia, de Ziggy, d’Allan, et relate les «
histoires vraies » de Marie, Rémi, Antoine et Thierry.
Je propose d’éprouver et de décrire comment l’attente
collective s’installe et façonne des représentations
qui suscitent des conduites. Autrement dit, je cherche et j’écoute
la société du marginalisé pour mieux démonter
les mécanismes de la marginalisation engendrée par
la société. Une marginalisation qui se conjugue sous
trois formes pour reprendre les distinctions effectuées par
Flora Leroy-Forgeot : une homophobie active, une homophobie passive
et une homophobie de détournement. Mais quelle que soit l’étoffe dont se pare cette limitation
de l’autre, un constat s’impose : c’est l’intolérance homophobe
qui blesse et parfois tue certains jeunes, et non l’homosexualité,
ou le lesbianisme, ou le transexualisme, ou le non-conformisme.
Il convient donc de délaisser le « je » qui a
animé ce compte rendu pour un « nous ». Un nous
qui mêle réflexion, action et interaction. Un nous
qui participe à « bien vivre avec et pour autrui dans
des institutions justes » (Ricœur 1990 : 381), car nous avons
à expliquer à des jeunes qu’ils sont SAINS et qu’ils
peuvent s’en sortir SAUFS tout en étant différents.
Alors comment les aider à s’aider? Faites-moi circuler de
mains en mains. Ni plus, ni moins. Référence RICOEUR P., 1990, Soi-même comme un autre. Paris, Seuil. Mouloud Boukala Jeannine KOUBI, Histoires d’enfants exposés. Pays toradja,
Sulawesi, Indonésie. Paris, Presses de l’Université
de Paris-Sorbonne, 2003, 425 p., cartes, photogr., gloss., bibliogr.,
index. Jeannine Koubi, ethnologue au laboratoire « Asie du Sud-Est
et Monde Austronésien », du CNRS, a effectué
plus de quatre années de recherches sur les Toradja, ou «
Hommes de la montagne », de l’île de Sulawesi en Indonésie,
les anciennes Célèbes. Elle a déjà consacré
un ouvrage resté fameux aux rites funéraires des Toradja
: Rambu Solo’, la fumée descend. Le culte des morts chez
les Toradja du Sud (1982), ainsi que de nombreux articles scientifiques
sur d’autres aspects de cette société de langue austronésienne. Cette fois, ce n’est pas de la mort ni des ancêtres qu’elle
nous entretient, mais, à partir de la riche tradition orale
de cette société attachante, de l’autre bout de la
chaîne intergénérationnelle : des enfants. Plus
particulièrement de ceux qui ont été «
exposés », c’est-à-dire marqués, blessés,
révélés, particularisés, pour une raison
ou une autre, en quelque sorte initiés et à qui sont
possiblement dévolus aventures épiques, destins tragiques
et hors du commun, situations héroïques ou victoires
improbables sur l’adversité, naturelle ou surnaturelle. Ces
récits, en même temps qu’ils témoignent de douleurs
propres à la société toradja, de drames et
dangers qui la menacent, marquent avec finesse et force un espoir
de les dépasser, de les vaincre, de les annihiler, et donc
ils illustrent la main tendue des Toradja vers le reste de l’humanité
qui partage les mêmes angoisses et mène une identique
quête d’hypothétiques solutions. Jeannine Koubi nous propose au préalable une très
dense et passionnante introduction qui résume en quelque
sorte la société toradja, relevant de la sphère
des espaces sociaux restreints, ce que l’on a nommé aussi
les « civilisations du végétal et de l’oralité
» (opposées aux espaces sociaux larges de l’écrit
et du bâti) dans ses grandes lignes et dans ses denses imbrications
et entrelacs sociaux, religieux, économiques, politiques
et culturels, bien localisée à l’aide de trois cartes
informatives et éclairantes. Soulignons que la clarté
du style, précis, chirurgical même, la richesse des
matériaux ethnographiques proposés font de cette introduction
un ouvrage dans l’ouvrage, en forme de monographie dédiée
à cette société d’Indonésie, fameuse
notamment pour ses expressions esthétiques, tant architecturales
que rituelles ; la présence de cette introduction, comme
celle des index détaillés, font de ce livre un véritable
ouvrage de référence général sur les
Toradja. Puis viennent les récits de la tradition orale eux-mêmes,
dans une présentation agréable au lecteur – qui peut
découvrir ceux-ci comme il lirait des contes d’ici ou d’ailleurs,
pour leur seul intérêt littéraire –, mais qui
restent de très performants outils ethnographiques puisque
chaque récit est annoté avec utile précision
dès qu’il est nécessaire d’expliquer ou d’éclairer
la matière culturelle qui est ici brassée. Outre des éléments d’information de prime importance,
ces récits révèlent surtout une manière
autre de se concevoir et de concevoir le monde, une manière
proprement toradja, et proposent également la chair ethnographique
nécessaire à saisir dans leur fonctionnement quotidien
des institutions aussi célèbres – et pourtant si méconnues
– que la dichotomie « aîné-cadet » ou encore
l’importance de la surnature et des signes issus de celle-ci ou
proposés vers celle-ci, omniprésentes en Asie du Sud-est
mais encore trop ignorées de la plupart des étrangers
aux cultures et sociétés d’Asie du Sud-Est et d’Extrême-Orient. Vient enfin une synthèse en forme d’épilogue qui
propose explications et éclaircissements nécessaires
d’une manière globale, et surtout qui pose les jalons d’une
étude comparative, encouragée pour prétendre
extirper l’essentiel de ces récits à la fois distrayants,
informatifs et pédagogiques : l’on parle ici aussi, et peut-être
surtout, des relations de couple, de la relation mère-enfant,
de la question de l’inceste, de l’éducation parentale et
sociale, du respect des règles sociales et du prix à
payer en cas de manquement à ces règles, du cycle
de la vie individuelle, de la transmission culturelle et identitaire,
de la place des handicapés sociaux et physiques dans la société,
du fatalisme et du déterminisme, de la jalousie, de la maladresse,
du mensonge et de la sincérité, de l’adoption et de
l’abandon, de la dette (pécuniaire ou mythico-religieuse),
du talent ou du don, de la relation entre nature et surnature, de
la relation entre espace cultivé ager et espace sauvage sylva,
de la folie, et aussi de la possibilité pour chacun, en fonction
de ses dons, de son savoir et de son courage, d’échapper
à tout état, à toute position au profit d’un
autre état, d’une autre position, en tout cas vers un mieux-être,
dans une perspective positive et au profit d’un éternel renouvellement
et d’un renforcement des valeurs constitutives de l’identité
ethnique et culturelle de la société des Toradja permettant
la repoduction de celle-ci à travers générations
et époques. L’ouvrage, dense, volumineux, riche d’une connaissance intime
des Toradja, issu d’une rigoureuse ethnographie, bien écrit,
d’élégante facture, est servi par un excellent appareil
critique : un glossaire des termes toradja utilisés, une
copieuse bibliographie excellemment présentée, un
index analytique bien pensé permettant d’utiliser l’ouvrage
à l’instar d’une utile monographie et faisant de lui un document
de référence, enfin un index du nom des personnages
mythiques ou légendaires évoqués dans ce livre.
Mais surtout, et l’initiative mérite d’être soulignée
et saluée, l’auteur a tenu à proposer, outre la traduction
française de vingt-six récits inédits de la
tradition orale recueillis, le texte de ces mêmes pièces
transcrit en toradja, pour une restitution de la recherche vers
les premiers concernés. Or, connaissant la difficulté
qu’il y a de nos jours à publier des ouvrages ethnographiques
et particulièrement les textes en langues vernaculaires,
à l’audience forcément limitée, c’est l’un
des points forts de l’ouvrage. De belles illustrations photographiques présentées
en différents cahiers, toutes dues à l’auteur, tant
en noir et blanc qu’en couleurs, complètent harmonieusement
les textes en leur apportant une réalité visuelle
bienvenue au plan documentaire et qui facilite l’envol et le cheminement
de la pensée au plus près d’un terrain exotique, donc
a priori peu aisé à saisir dans sa complexité
si lointaine, car esthétiquement attirante et donc motivante. Jeannine Koubi nous donne ici un ouvrage profondément
original, que l’on sent très proche de la pulpe vitale de
la société toradja, et d’une réalité
ethnographique bien saisie dans sa réalité, tant quotidienne
et naturelle que mythique et surnaturelle. Une réussite. Référence KOUBI J., 1982, Rambu Solo’, la fumée descend. Le culte
des morts chez les Toradja du Sud. Paris, CNRS. Pierre Le Roux Don KALB et Herman TAK (dir.), Critical Junctions. Anthropology
and History beyond the Cultural Turn. New York, Berghahn Books,
2005, 185 p., bibliogr., index. Comment fournir un antidote efficace à une forme d’épidémie
intellectuelle – le « Cultural turn » – qui ravage,
depuis la fin des années 1970, l’anthropologie et l’ensemble
des sciences sociales aux prix d’une « déforestation
» analytique? Ce que le textualisme pense en effet gagner
en compréhension des significations, telle la thick description
de Clifford Geertz, il le perd en attention à la complexité
de la réalité sociale et politique, qui ne cesse de
se transformer. Pire, au lieu de réduire l’opacité
en simplifiant l’analyse, il l’augmente parfois en logorrhée… Toutefois, la cible de ce collectif dépasse largement
le réductionnisme textualiste postmoderne et les divers avatars
du culturalisme pour formuler, au fond, une question épistémologique
épineuse : comment se débarrasser de la totalité
au principe des réifications anthropologiques du local ou
des communautés et des nationalismes contemporains, qui hantent
notre actualité? Et quelles en seraient les conséquences?
La discipline deviendrait-elle sans objet? Perdrait-elle sa spécificité
ou sa scientificité? On pressent déjà combien
le débat peut être statique et stérile si l’on
s’enferme dans de vieilles querelles scolastiques entre démarches
antagonistes. C’est un écueil auquel échappent les contributions,
car s’il s’agit d’une sorte d’état des lieux des critiques
des concepts de l’anthropologie, l’ambition est également
de proposer un état des possibles reconfigurations de la
discipline anthropologique. Il ne s’agit pas de saborder le navire,
mais de le reconstruire : une science ne se fonde pas une fois pour
toute in abstracto en cale sèche, mais plutôt en pleine
mer avec les moyens du bord, et le plus souvent, au cœur même
de la tempête… D’un point de vue épistémologique, interroger la
validité du concept de totalité en tant qu’unité
idéale d’analyse (le mythe du terrain) ou d’objet analytique
pertinent (l’ethnie, la culture, la structure), c’est dégager
deux grands enjeux méthodologiques : (i) Comment relier des
échelles différentes : l’interaction de l’ici et du
« là-bas », la transformation de l’avant en maintenant?
(ii) Comment relier des dimensions (sociale, politique, économique,
symbolique) différentes en montrant que les rapports de sens
sont aussi des rapports de forces (des pratiques sociales traversées
par la question du pouvoir)? Ces questions parcourent comme un fil
rouge le propos liminaire de Don Kalb et Herman Tak comme les textes
de mise en perspective de Marilyn Silverman et Philip H. Gulliver
(chapitre 7) et de Gerald Sider (Chapitre 8). D’une certaine façon, les solutions de l’équation
sont bien connues, mais elles manquent de simplicité pour
véritablement être heuristiques. L’anthropologie dynamique
de Georges Balandier ou le structuralisme génétique
de Pierre Bourdieu tentent à leur façon d’échapper
au réductionnisme anthropologique, chacun s’étant
d’ailleurs réfugié sous l’étiquette de «
sociologue »… pour réintroduire des dimensions analytiques
négligées. Les huit contributions réunies par
Don Kalb et Herman Tak présentent la même stratégie
de dépassement de la question ou du piège de l’échelle
en recherchant la « jonction critique » entre anthropologie
et histoire. Les segments classiques (anthropologie historique et
histoire anthropologique) sont au même titre que les divisions
disciplinaires (« science du passé » et «
science du présent ») écartés pour leur
statisme historique, et les auteurs se tournent plutôt vers
une relecture de certains textes tout en en montrant l’actualité
sur leur terrain de recherche respectif. Éric Wolf (1923-1999) est sans nul doute l’auteur le plus
cité et commenté de l’ouvrage en raison de sa fameuse
analyse comparative des révolutions paysannes et de l’importance
de son cadre d’analyse ; mais aussi Max Glukman (1911-1975) (Dan
Handelman, chap. 1), car ses analyses de situations sociales, points
de convergence d’une série de processus, permettent de décrire
la vie sociale dans son élargissement d’échelle plutôt
que dans une réduction d’échelle (p. 37). Les usages
politiques du passé sont également une thématique
omniprésente pour comprendre les divers enjeux : de revendications
communautaires (Christian Giordano, chap. 2 ; August Carbonelle,
chap. 4), de narration d’un évènement historique (Hermann
Rebel, chap. 3), de classes sociales et d’inégalité
(Don Kalb, chap. 5), de conflit de terre (Patricia Musante, chap.
6). Si les questions de pouvoir, de violence ou d’évènements
historiques dramatiques organisent la plupart de ces analyses, ce
n’est pas pour formuler une anthropologie mi-naïve mi-compassionnelle
de la souffrance humaine à grand renfort de phénoménologie,
mais pour armer les sciences sociales d’outils d’analyse qui renouvellent
radicalement l’intelligence des inégalités sociales
comme des luttes de pouvoir. Plutôt que de percevoir le monde
pavé des victimes de la domination, cette perspective donne
à voir les tentatives de résistance, d’appropriation
ou simplement d’action qui sont à l’œuvre dans toute pratique
sociale. Samuel Lézé Geneviève BÉDOUCHA, Éclipse de lune au
Yémen. Paris, Odile Jacob, 2004, 348 p., illustr., gloss. Le titre est un peu trompeur, je l’écris tout de suite,
sans ambiguïté et sans nuance, pour épargner
à tous ceux qui, au fil des pages, rechercheraient une ethnographie,
ne serait-ce que brève et succincte, qui décrirait
l’éclipse lunaire et les appréhensions socioculturelles
autour de ce phénomène naturel. Bédoucha effleure
à peine le sujet de l’éclipse (p. 185-187) et même
quand elle en parle, elle le dépeint ? éprouvant colère
et rage devant l’ignorance et la superstition de ses hôtes
? comme un moment insoutenable. Le récit de ces Yéménites
lui importe peu, d’ailleurs, et elle ne le note point. D’autres titres seraient probablement plus adéquats, Le
journal d’une ethnologue au Yémen par exemple ou, mieux encore,
La passion pour l’anthropologie. Car il s’agit plus ici du journal
d’une ethnologue où elle décrit, somptueusement, sa
passion pour l’ethnologie, ses pérégrinations et ses
errances, mais aussi ses désarrois et ses angoisses. Elle
dit l’immense exacerbation sur le terrain et le bonheur, toujours
renouvelé, de l’immersion dans un groupe différent,
étranger mais très vite aimé. Exaltation! est
sûrement le mot qui revient le plus souvent sous la plume
de Bédoucha ; mais également le mot voyage. La recherche
d’une vallée à l’extrême Nord du Yémen,
proche de l’Arabie Saoudite, où Bédoucha devrait séjourner,
est un long périple épuisant, fait de doute et d’hésitations.
Mais ce voyage ethnographique est tout aussi plaisant et enrichissant,
avec toujours cette envie irrépressible de s’arrêter
et le regret de repartir aussitôt. Et on sent cette grande
impatience qui ronge l’ethnologue, une fébrilité,
pour quitter, repartir, pour aller regagner le terrain, la vallée
de ‘Akwân, dans cette campagne d’hommes rudes et fiers, guerriers
et agriculteurs à la fois. Mais Bédoucha voyage aussi dans le temps, elle retourne
incessamment à son terrain précédent, dans
les oasis d’el-Mansûra au Sahara tunisien. L’ancien terrain
vient se superposer au récent et devient une sorte de référence,
surtout qu’il s’agit d’une même aire culturelle : le monde
arabo-musulman. Les premiers moments de terrain, Bédoucha ne cesse de
le répéter, sont très importants, car la suite
du travail ethnographique et la nature des relations qui se tisseront
plus tard en dépendent largement. L’ethnologue n’est pas
la seule à observer, elle est tout autant observée,
scrutée, jugée et même testée. Et comment expliquer à tous ces paysans yéménites
ce qu’elle vient faire chez eux? L’« histoire » est
le mot magique, surtout dans un pays arabo-musulman ; les «
coutumes », les « traditions » sont aussi des
mots que l’anthropologue française emploie pour leur clarifier
l’essence de son travail ethnologique. En plus des pratiques agricoles,
les systèmes d’irrigation, les modes de répartition
de l’eau de crue et la façon dont se cultive le sorgho, Bédoucha
s’intéresse aussi à l’appartenance tribale ? la notion
de frontière, la relation entre tribu et territoire ? et
au coutumier tribal ? vengeance, réparation, honneur et opprobre.
L’auteur dit ouvertement sa colère, sa rage et sa révolte
contre la condition difficile faites aux femmes et elle souffre,
écrit-elle, de leur ignorance et de leur soumission. Mais
Bédoucha exprime également le plaisir et le bonheur
d’être femme anthropologue dans un pays musulman où
la séparation des sexes est de rigueur ; car être femme
dans cette société lui donne cette liberté,
ce privilège, de pouvoir passer à l’improviste d’un
univers à un autre. Dans le livre de Bédoucha, il existe une sorte d’émerveillement,
très répétitif au demeurant, devant la beauté
sauvage de ces hommes et femmes qui l’ont accueillie. Et par moment,
on sent un ethnocentrisme, à peine tacite, digne d’une ethnologue
de l’ère coloniale qui décrit minutieusement ses primitifs,
ses sauvages et leurs réactions devant une étrangère
qui n’est peut-être pas faite comme eux. Ethnocentrique est probablement aussi cette méfiance,
suspicion, voire même antipathie portée à son
paroxysme envers les représentants du savoir local (fgih,
amine, mais particulièrement les sâda). Et elle l’écrit
: « décidément, je n’ai pas beaucoup de sympathie
pour ces [sâda] suffisants, imbus d’eux-mêmes »
(p. 164). Un jugement de valeur probablement non fondé, surtout
que l’anthropologue n’a jamais approché ces sâda ;
elle n’éprouve que l’ennui, affirme-t-elle, de travailler
sur l’enclave sacrée (hijra) de ces hommes de Livre. Au bon milieu de son terrain yéménite, l’auteur
ne s’empêche pas de s’écrier : « j’en ai marre
de l’ethnologie en pays d’islam ». Prochaine étape
: « anthropology at home ». Un terrain en Brenne. Zakaria Rhani Ruth FRANKENBERG, Living Spirit, Living Practise. Poetics,
Politics, Epistemology. Duke University Press, Durham et Londres,
2004, 308 p., bibliogr., index. Comme son titre le sous-entend, l’ouvrage de l’anthropologue
Ruth Frankenberg est un essai d’anthropologie de la religion. Il
s’agit d’une ethnographie menée aux États-Unis dans
la région de San Francisco, et qui se base sur une série
d’interviews avec une cinquantaine d’individus ? hommes et femmes
de différentes religions (chrétiens, bouddhistes,
hindous, musulmans, juifs et d’autres traditions « extra-institutionnelles
» telles que Twelve Step et wiccan) et d’horizons multiples
(immigrés, natifs, convertis). Frankenberg explore la mise en pratique des différents
épistèmes religieux et spirituels dans la vie de tous
les jours et dans les moments de crises. En s’inspirant de la notion
de « communities of memory » de Jay Mechling, qui désigne
le passage de la religion comme réalité subjective
à sa socialisation dans un cadre public, l’auteure introduit
le concept de « réseaux de signification » (networks
of meaning) pour étudier justement le sens commun des pratiques
spirituelles et pour comprendre comment l’ek-static se transforme
constamment en quotidien et la mesure dans laquelle le quotidien
à son tour donne forme à ce réseau de signification.
On comprend d’emblée que l’argument central de ce livre consiste
à voir dans la paire esprit-pratique une relation dynamique.
En fait, la pratique spirituelle serait elle-même structurée
par une autre relation dialectique entre spontanéité
et culture. Cette relation dynamique entre la vie spirituelle et la pratique
se traduit de différentes manières. D’abord, par les
multiples formes que prend le divin dans la vie des gens. Pour ces
individus, le divin a un sens commun et pratique et il manifeste
une efficacité matérielle dans le temps et l’espace.
Le corps joue, lui aussi, un rôle crucial dans l’articulation
dynamique de l’expérience spirituelle et de la vie pratique.
L’auteure soutient que le corps, per se, est capable d’activités
cognitives autonomes ; il devient même une source indispensable
à l’esprit pour se repenser, se réorienter et se refaire.
Le bricolage et la fabrication de nouvelles formes et pratiques
religieuses ? qui pourraient être bien intégrées
à la place publique ? constitue un autre indicateur fort
de cette interaction entre spiritualité et pratique. Si le
milieu influence la pratique et la module, la pratique occupe elle
aussi une place clé dans la vie de chaque individu. C’est
là une relation dynamique, d’adaptation et de négociation,
entre l’effort de trouver une « place » pour pratiquer
et la quête de rendre la vie comme la « place »
idéale de la pratique spirituelle. Enfin, cette interaction dynamique se manifeste dans le travail
contre l’oppression et l’exclusion. Les ressources religieuses et
spirituelles (philosophique et analytique) donnent aux fidèles
un cadre référentiel pour le travail contre l’oppression
et la marginalisation (dans le cas des religieux homosexuels, par
exemple) et pour la création d’un environnement pluriel et
tolérant où le moi, Dieu et l’institution religieuse
pourraient coexister. En somme, Frankenberg démontre de manière convaincante
que les univers interne, intersubjectif, collectif, historique et
public des adeptes qu’elle a rencontrés sont en dialogue
constant aussi bien dans l’harmonie que dans la controverse. Pour
eux, il n’y a aucune séparation entre la vie spirituelle
et les autres aspects de la vie quotidienne : le sacré et
le quotidien, l’au-delà et l’ici-bas sont entrelacés. Ceci dit, une étude portant sur la religion et sa signifiance
dans la vie des gens et dont l’objectif primordial est de comprendre
la dynamique entre l’expérience spirituelle et la pratique
aurait pu, sans doute, intégrer une approche ethnographique
beaucoup plus participative, basée non seulement sur des
interviews, mais aussi sur l’observation et la participation aux
pratiques religieuses et aux activités spirituelles. Car
l’apport discursif et l’examen des structures narratives des récits
ne permettent pas, me semble-t-il, à eux seuls, d’élucider
cette tension dynamique entre la place de la religion dans la vie
des gens et sa manifestation dans la place publique. En plus de cette remarque méthodologique, on pourrait
adresser à l’auteure une autre critique, d’ordre théorique
cette fois. Bien qu’elle se dissocie, dès l’introduction,
des courants académiques réductionnistes ? qui réduisent
les expériences spirituelles et religieuses à des
catégories de l’esprit, les qualifiant de supranaturelles
ou d’extra-rationnelles ? Frankenberg semble tomber dans le même
piège du réductionnisme, mais sous sa forme opposée.
Elle a tendance à rationaliser et matérialiser le
spirituel ; d’une part, par la naturalisation du divin qui revêt
un aspect immanent très fort ; et, d’autre part, par l’essentialisation
du corps, celui-ci étant doté de cognition autonome
et devenant, par conséquent, le site d’actions et d’opérations
au-delà du contrôle et même de la compréhension
de l’esprit. Au reste, malgré ces deux critiques, le livre de Frankenberg
est bien écrit, l’ethnographie est intéressante et
les analyses de l’auteure et ses discussions à la fin de
chaque chapitre sont inspirantes. Zakaria Rhani Paul GUYONNET, Transmettre la loi. Essai sur la fonction normative
du langage. Paris, Éditions Connaissances et Savoirs, 2005,
295 p., bibliogr. Dans son essai, Paul Guyonnet part de l’hypothèse, que
d’autres avant lui ont déjà parcourue, que le langage
dit plus qu’il est supposé dire et que, à travers
les mots, c’est l’inconscient qui suppure, ou comme il l’écrit
: « Le langage est ainsi constitué d’une instance chargée
de réitérer, silencieusement, à chaque acteur
les règles du jeu social et les diffuse de manière
incessante sous des formes symbolisées. […] Cette instance
normative pourrait jouer pour le groupe le rôle qu’assure
le sur-moi freudien pour l’individu » (p. 208). L’hypothèse
est certainement audacieuse. Ce qui distingue vraiment notre auteur
de ces prédécesseurs, c’est que, s’il se place sur
le terrain du social, Guyonnet revendique à la suite de Freud
que le « procès culturel de l’humanité et le
procès de développement ou d’éducation de l’homme
individuel […] sont (tous les deux) de nature très semblable.
[…] On est en droit d’affirmer [...] que la communauté, elle
aussi, produit un sur-moi […] » (p. 208). C’est ainsi que,
par le discours, Guyonnet part à la recherche des structures
de la société. Pour aussi pertinente que soit la démarche conceptuelle,
le passage de la théorie à sa confrontation avec le
réel nous semble beaucoup moins engageant. Ainsi, pour étayer son argumentation, Guyonnet expose
quatre productions du discours : le Front national, la pédophilie,
le clonage, le terrorisme. « Mais que peuvent bien avoir en
commun tous ces événements […], dit-il en introduction,
sinon de provoquer une certaine effervescence sociale et d’enclencher
des mécanismes de consensus collectifs […]? » (p. 11). S’ensuit alors une analyse de ces thèmes à partir
de la production journalistique française des années
quatre-vingt. Ce corpus, publié in extenso en fin d’ouvrage,
est un florilège de phrases ou de petits paragraphes, quelquefois
de titres, piochés ici ou là dans les articles. On pourrait déjà s’étonner de la non-argumentation
des quatre thèmes choisis, on pourrait s’étonner encore
plus du choix de la presse française comme terrain d’enquête.
D’une part, parce que le discours produit par les médias
est un certain type de discours parmi beaucoup d’autres, et d’autre
part, parce que l’exposition des citoyens au discours de la presse
française est limitée. Enfin, on ne sait rien du point
de vue méthodologique sur ce qui a prévalu, d’une
part aux choix des titres, d’autre part à leur utilisation.
On pourrait admettre à la rigueur que des quotidiens nationaux
voisinent avec des quotidiens régionaux ou des magazines
de fin de semaine, mais pourquoi ceux-là et pas d’autres?
Pourquoi Le Canard enchaîné ou Le Monde diplomatique
ne sont-ils jamais cités, alors même qu’ils abordent
les thèmes choisis? Pourquoi certains journaux sont-ils largement
exploités (Le Monde, Libération, France Soir), et
d’autres très, très peu (Le Matin, La Voix du Nord)?
Pourquoi, selon les thèmes, les journaux sont-ils plus ou
moins utilisés? Bref, la méthode aurait mérité
une sérieuse explication. Quant à l’analyse du corpus, elle entend mettre en évidence,
au-delà des tournures langagières employées,
les « opérateurs du langage », base de la fonction
normative du langage. Guyonnet en note quelques-uns : humanité
? infra-humanité ; propre, sain ? souillé, malsain
; ordre ? désordre, anomie ; bien ? mal ; eux ? nous ; légal
? illégal, etc. L’auteur pointe aussi un élément
qui « irrigue tous les discours » : la représentation
du groupe social d’appartenance et la menace permanente qui pèse
sur lui. Cela exprimerait alors « le repli du groupe social
en des limites fondées sur une idéologie de base fondamentalement
conservatrice et défensive » (p. 205). On peut alors se demander à quel groupe social d’appartenance
il fait référence. Est-ce celui du journaliste? Est-ce
la société française dans son ensemble? Est-ce
autre chose? De fait, l’argument perd en consistance et si le décryptage
des journaux choisis apporte son lot de connaissances, le pas semble
être grand entre l’analyse de ces discours et la démonstration
de la normativité perçant sous ces discours. D’autant
plus, et on ne peut que le regretter, que la fonction dramaturgique
de l’écriture journalistique n’est pas même effleurée.
L’analyse de Bourdieu (sur la télévision en 1996),
était cependant éclairante : « Les journalistes
ont des “lunettes” particulières à partir desquelles
ils voient certaines choses et pas d’autres […]. Ils opèrent
une sélection et une construction de ce qui est sélectionné.
Le principe de sélection, c’est la recherche du sensationnel,
du spectaculaire » (p. 18). |
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