El Chergui, ou Le silence violent.
(riyah charkiya aw al samt al anif)

Scénario, réalisation et production: Moumen Smihi
Images: Mohammed Sekkat
Son: Gérard Delassus
Montage: Claude Farny
Interprétation: Leïla Shenna, Abdelkader Motaa
Production: Aliph Films-Rabat, Mohammed Torres-Casablanca, Mohammed Tazi-Tanger
Format: 16 mm et 35 mm
Durée: 85 mn
Date: 1975
N & B.

     Tanger, 1954: lieu et date ont leur importance. En ce temps-là, Tanger est encore une concession internationale. Le sultan Mohammed Ben Youssef, déposé par les Français, vit en exil, et, sur le trône chérifien, siège Ben Arafa, le fantoche imposé par Paris. En ce lieu (Tanger), à cette date (1954), les Marocains sont doublement dépossédés d'eux-mêmes. Dans tous les domaines, politique, économique, culturel, social. Ils ne s'appartiennent pas. Et ce sont d'abord les signes de cette dépossession de soi-même que Moumen Smihi multiplie, en accumulant les notations brèves grâce à un montage impressionniste: drapeaux étrangers, architectures européennes, circulation européenne, langages européens, l'espagnol et le français, à tous les coins de rue, sur des plaques, sur tous les magasins, jusque dans l'air qu'on respire, sur les ondes des radios.
     C'est une fois posé ce cadre, précisé ce contexte, que se déroule le drame individuel conté par Smihi. Toujours par touches, nettement détachées par le montage, il glisse de la description de la ville étrangère à l'évocation de la ville indigène, existant en marge de la ville étrangère, sous elle. A l'intérieur de l'un des quartiers indigènes, nouvelle glissade centripète vers le portrait d'une famille, la famille d'Aïcha, belle-mère, mari, fils. Enfin, voici Aïcha. A l'instar de la buse guettant son gibier, Smihi procède par cercles concentriques et de plus en plus étroits pour capter le personnage central de son film. Approche faussement lente que cette démarche circulaire, dessinant une sorte de volute préliminaire. Et dont aucun détail n'est superflu.
     Pour bien comprendre le drame à venir, qui est d'abord le drame d'Aïcha, femme, épouse, et mère au milieu du vingtième siècle, dans le Maroc "protégé" par la France, il nous faut bien voir ce qu'était la vie quotidienne dans ce Maroc-là, à ce moment-là de son histoire, et la place qu'y pouvait occuper Aïcha. Tableau d'une précision à la fois minutieuse et pourtant discrète.
     Prières, ablutions, école coranique: forte présence de la religion; forte présence des voisins; forte présence, autour de la famille, d'une certaine misère économique, évoquée à travers l'existence d'un jeûne chômeur traînant ses babouches et son ennui dans les rues ou sur la plage; vigoureuse prééminence de l'homme sur la femme ("phallocratie", en style d'aujourd'hui), conduisant les femmes, à l'intérieur de la famille, à s'organiser en un petit monde reclus et solitaire pour résister sournoisement à l'oppression masculine. Servitude et revanches d'alcôve. Ce drame de la femme marocaine, Smihi l'illustre par le récit de sa vie au jeune chômeur (femmes traitées comme du bétail qui s'est échappé de l'étable et qu'on ramène manu militari); il l'illustre surtout par l'histoire d'Aïcha.
     Histoire banale. Le mari prend une seconde épouse, plus jeune bien sûr, que la première, qui est Aïcha. Autour d'Aïcha, résistance des femmes, celles de la famille plus les voisines alliées. Résistance qui ne peut-être que clandestine. Elle s'appuie sur des recettes mêlant la magie et la cuisine, la religion et la pharmacie, en un large déploiement secret de cataplasmes et de massages, de sacrifices et de fumigations, bref: de "flouss" et de maraboutisme. Au coeur de la résistance, en son centre, se dresse}
Aïcha, belle et grave, bloc sombre, murée dans un long cri muet- Leïla Shenna, comédienne marocaine déjà remarquée dans "Remparts d'argile" et dans "Chronique des années de braise", est ici magnifique.
      Le film se construit le long de la lutte clandestine d'Aïcha: mais Smihi refuse le dessin linéaire du récit romanesque à l'occidentale. L'aspect impressionniste de son style, le recours aux séquences éclatées lui permettent d'enlacer à l'histoire centrale des histoires connexes (le chômeur, la putain) complétant la signification de l'histoire centrale. Le montage, d'une mobilité aussi sensible que fluide, l'intelligente utilisation de la bande sonore nouent très habilement les deux thèmes: aliénation de la ville (et de la nation marocaine), aliénation de la femme (qui n'est pas seulement d'ordre conjugal mais que reconduisent sorcellerie et maraboutisme, sur quoi Smihi pose un regard sans doute compréhensif quoique sans complaisance).
     La déambulation morose d'Aïcha à travers la ville, en quête de moyens propres à armer sa résistance et, peut-être, à assurer son salut, n'est jamais promenade pittoresque, intermède joliment touristico-folklorique. C'est tout le contraire: l'exploration pensive d'une condition assujettie. A la blessure de la femme correspond la blessure coloniale. Aïcha, les yeux dessillés par son malheur, découvre le malheur de la ville (et nous le découvrons avec elle). Lente prise de conscience: la servitude et les maîtres, là les Européens, ici son mari. Au silence violent d'Aïcha répond le silence violent de la ville, d'abord fait des bruits étrangers, cloches chrétiennes, sirènes des usines et du port, paroles étrangères- puis fait du vrai silence de la grève, des rues vides, de la ville morte. Et, quand Aïcha, recrue de tristesse, éclate en sanglots, elle ne pleure plus seulement sur son propre sort.
     Sanglots de la résignation? En pleine rue, Aïcha, en proie à une brève flambée de révolte, risque un geste lourd de sens pour une
musulmane: elle arrache le voile qui lui couvre la bouche. Geste qui
l'expose au scandale et par lequel elle s'expose, par bravade, au désir
d'un mendiant. Parallèlement, ou plutôt conjointement, la ville, par une manifestation mêlant la superstition populaire, le mysticisme et la vénération monarchique, expose sa foi envers le souverain exilé, s'abandonne à l'émeute, s'expose à la répression (que Smihi évoque en insérant à la trame de son film des extraits d'actualités).
     Le film ne s'arrête pas avec le dénouement navrant de la mort d'Aïcha. La vie continue. Ce qui, à Tanger, en 1954, signifie: les drapeaux étrangers, les troupes dociles de la main-d'oeuvre autochtone à très bon marché, le chômage des jeunes et le recours à la consolation du kif, et, dans la rade, l'énorme masse du paquebot immobile, bouchant l'horizon. Le fils d'Aïcha est à l'école. Il apprend le français. Mais Smihi fait écrire sur le tableau noir par le maître et lire par le gosse, avec le choeur des gamins de son âge et l'application réservée à la psalmodie du Coran, trois mots terribles et comme annonciateurs d'un futur menaçant: feu, flamme, fou.
     Quand, à Tanger, capitale des vents, souffle le vent d'est, el chergui, les montagnards de l'Atlas disent que ce vent est mauvais pour les femmes malheureuses en ménage. Ce vent, on l'entend souffler, dans le film. Mauvais, il ne l'est pas que pour Aïcha.